[Publication]Martin-Juchat, Fabienne (2020). L’aventure du corps. La communication corporelle, une voie vers l’émancipation

Fabienne Martin-Juchat nous invite à penser la communication corporelle autrement : au-delà de ce que nous enseigne une sémiologie normative sur la communication non verbale, il nous faut explorer les formes expressives émergentes du corps au cœur de multiples tensions et contradictions (p. 17 D’où cette question première qui s’impose au sujet individuel : comment penser son propre corps, tel qu’il s’inscrit dans la relation aux corps des autres, dans le jeu et le contexte complexes des normes sociales, culturelles, symboliques ?). « Une grande partie de la communication corporelle n’est […] pas visible », dit l’auteure (p. 19. La part invisible de la « chair », pour reprendre le terme de l’auteure (p. 18) est, pour le sujet, un fragment identitaire qui lui importe d’explorer. La question d’une recherche sur l’expérience à la fois intime et sociale d’une communication corporelle se pose alors.

Cette démarche implique une critique de la communication dite « non verbale ». Sur ce point, l’auteure précise le caractère restrictif et normatif de la référence au verbal, autrement dit à l’instance linguistique ou sémiologique qui revendiquerait l’exclusivité de rendre compte de la diversité des modes somatiques de la communication : « tactile, sensori-motrice, olfactive, auditive, visuelle, etc. » (p. 31). La sémiologie et la sémiotique n’ont pas ce privilège, nous sommes d’accord avec l’auteure : la modélisation des systèmes de signes corporels est une opération qui s’appuie sur ce qui, précisément, interpelle le regard d’autrui. Dès lors, dans une telle optique, c’est moins le faire sens qui compte, que le faire signe, au profit, par exemple, de l’industrie publicitaire (p. 34). Or la communication intra et intercorporelle procède, pour reprendre les termes de l’auteure, du jeu syncrétique entre les modalités sensorielles et le transfert synesthésique, autrement dit le « transfert par relations combinatoires de différentes natures entre les sens » (p. 118). Ainsi les signes corporels auraient une vie secrète, mais toujours déjà signifiante et émergente dans l’environnement intime du sujet individuel pour peu qu’un motif, qu’un indice, qu’une sensation en stimulent l’expression, le transfert, le partage… A propos d’empathie (p. 39 et seq), l’auteure souligne le cheminement corporel, émotionnel et symbolique qui rapproche le sujet à autrui. L’échoïsation fusionnelle est donc liée aux étapes d’une médiation assurée par les objets transitionnels (pour un enfant, le sein maternel, le « doudou » (p. 42)).

Par ailleurs, l’auteure a raison de rappeler que la communication corporelle peut s’inscrire dans des logiques d’emprise, de contagion, notamment à la faveur des mouvements de foule (p. 43) et des engrenages populistes. Une formation à cette discipline doit alors occuper une place première : cette formation doit constituer « un rempart contre la manipulation sensible et émotionnelle » (p. 43). L’émancipation individuelle est à ce prix : prendre conscience des formes, des sources et des enjeux de l’intersubjectivité. D’où l’intérêt qu’il faut accorder à ce que l’auteure appelle l’intelligence corporelle (p. 52), cette sensibilité somatique experte aux émotions, aux rituels qui structurent et donnent sens à la coprésence physique. « Sans l’écoute des vibrations, des pulsations, des rythmes internes et intimes, il est impossible de développer une communication intercorporelle. La connaissance de soi et des autres débute par cette écoute intracorporelle » (p. 61). Ainsi, si être à l’écoute de soi nous invite à décrypter ce que nous signale notre corps, il nous faut en même temps décrypter la multitude complexe des formes d’interpellation, d’injonction et parfois de sommation somatiques produites dans l’environnement proxémique de soi comme autant de causes du signal somatique intime.

Nous en revenons alors à ce questionnement essentiel : comment dire, exprimer les causes et les effets du signal affectif, sinon par le jeu des échanges d’objets, la « logique du cadeau », dit l’auteure, comme forme synonyme du don/contre-don de Mauss (p. 64). Elle précise à raison que « la circulation des affects n’est pas du tout de l’émancipation » (p. 67), mais plutôt une logique de la médiation telle qu’elle résulte de l’usage des réseaux sociaux, par exemple. La circulation des objets techniques, des stéréotypes numériques, des slogans et des récits publicitaires forme alors un objet de recherche de premier plan pour déconstruire la manière dont les médiations techniques jouent et se jouent des affects.

Dans le registre sportif, le corps prend une dimension multiple : psychologique, culturelle, sociale, économique, sanitaire, médiatique. Sans doute, en matière de pratique sportive – c’est une hypothèse que nous proposons – la symbolique de la performance, individuelle ou collective, prend nécessairement une tournure narrative dès lors qu’elle peut faire l’objet d’un récit sur soi ou d’une mise en spectacle toujours fortement médiatisé (dans le cas du football, du rugby…). Dans le cas du corps au travail (p. 75 et seq.), pour l’auteure, « toute situation de travail repose sur une mise en scène de soi qui est émotionnelle. Il convient d’avoir l’air empathique, dynamique, créatif, ambitieux… » (p. 75). Elle précise que « savoir manipuler ses propres signes corporels afin de signifier certaines émotions, cela constitue une véritable compétence… » (p. 76). Nous retrouvons ainsi, à propos de pratiques sportives et du corps au travail, les composantes problématiques sur la force émancipatrice d’un corps communicant, sur la maîtrise réflexive, par le sujet, de la communication intercorporelle.

Cet ouvrage prend une dimension forte toute particulière dans le contexte de la crise sanitaire liée à la Covid 19. Au-delà des impératifs d’applications sanitaires (confinement, renforcement du télétravail port du masque, couvre-feu…), qu’une morale politique dicte aux individus, doit prendre place une éthique comportementale. L’éthique ne se substitue pas à la morale en matière de communication intercorporelle dans ce contexte de crise : elle l’enrichit au contraire, par l’incitation à l’engagement personnel à être prudent. L’auteure, à ce propos, parle d’écologie somatique : « cette écologie consisterait à donner les moyens aux individus de connaître puis de développer leur potentiel tout en respectant les autres corps vivants, et en fonction de leurs choix, en toute liberté, trouver un équilibre, toujours instable » (p. 89). Un tel questionnement éthique s’applique à toutes les pratiques corporelles (incluant celles impliquant les vivants non humains) et enfin à la sexualité comme pratique fondatrice : « une éthique de la féminité et de la masculinité pourrait être pensée comme une invitation à différents types de pratiques où chacun peut jouer un rôle, et où les rôles peuvent permuter » (p. 94).

En somme, nous en convenons, le corps est bien une aventure (p. 106), une quête d’émancipation à la croisée de rituels, de normes, de codes, de « techniques du corps », pour reprendre l’expression de Mauss (1936). Cet ouvrage précurseur nous interpelle sur les enjeux éthiques et symboliques d’une subjectivité soumise aux tensions multiples entre émotions, désirs, rituels, mise en scène de soi.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

I accept that my given data and my IP address is sent to a server in the USA only for the purpose of spam prevention through the Akismet program.More information on Akismet and GDPR.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.