[Vulgarisation] Les Europes du patronat français depuis 1948

 

par Yohann Morival
 

 

Depuis 1948, les dirigeants du CNPF puis du MEDEF, la confédération patronale française, ont porté des visions très différentes de ce que devrait être l’intégration européenne. En analysant ces évolutions, cet article invite à la fois à repenser les évolutions politiques du patronat organisé et son rapport ambivalent au libéralisme économique, mais aussi à comprendre comment se définit une parole au nom du patronat français.

 

En juillet 2018, Geoffroy Roux de Bézieux, le nouveau président du MEDEF, l’organisation représentative du patronat en France, lance « Merci l’Europe ! », une campagne de communication devant « montrer le visage d’une Europe du quotidien qui protège et inspire ». En promouvant l’intégration européenne, il s’inscrit dans la lignée de ses prédécesseurs à la présidence du MEDEF. François Perigot avait organisé en 1988 le congrès « Notre entreprise : l’Europe » quand en 2012 Laurence Parisot insistait sur la nécessité de promouvoir « des États-Unis d’Europe ».

Depuis la fin des années 1980, les dirigeants de la confédération patronale française ont fait de la mobilisation de l’idée européenne un élément clé de leur communication. On pourrait faire l’hypothèse que cela tiendrait à l’orientation économique libérale de l’Union européenne. Ce serait trop rapide.

D’une part, les conceptions de ce que devrait être un marché économique européen ont évolué au sein de la confédération patronale française dans le temps. Au milieu des années 1970, plusieurs dirigeants du CNPF-MEDEF critiquent ainsi une orientation économique trop libérale et assument une position plus protectionniste. D’autre part, la mobilisation de l’intégration européenne par les présidents de l’organisation ne va pas de pair avec une large mobilisation des membres sur ce sujet.

Elle indique davantage la progressive captation de cette thématique par un petit nombre d’acteurs au sein de la confédération patronale depuis les années 1980. Loin d’avoir évolué uniquement sur le fond, les prises de position du CNPF-MEDEF sur l’Europe donnent également à voir le rétrécissement du nombre des acteurs impliqués dans la définition de la parole du « patronat français ».


  • Morival Y., Les Europes du patronat français depuis 1948, Peter Lang, 2019.


Une vision dirigiste de l’intégration économique européenne (1948-1970s)

 

Fondé en 1946, le Conseil national du patronat français (CNPF), devenu le Mouvement des entreprises de France (MEDEF) en 1998, est une organisation faîtière rassemblant des fédérations sectorielles professionnelles, comme l’Union des industries et des métiers de la métallurgie (UIMM) ou la Fédération du Commerce et de la Distribution (FCD). Le CNPF-MEDEF est reconnu comme une organisation représentative du patronat français par les pouvoirs publics français. Ses dirigeants formulent des prises de position au nom du patronat français dans son ensemble et sont sollicités pour donner l’avis du patronat français, notamment sur les projets d’intégration européenne.

 

Jusqu’au milieu des années 1970, les représentants du CNPF-MEDEF ont défendu la nécessité de réaliser l’harmonisation des législations économiques et sociales au sein des pays de la Communauté économique européenne (CEE) pour permettre une juste compétition économique entre les membres.

Pour ce faire, ils ont régulièrement demandé le renforcement des pouvoirs de la Commission européenne pour mettre en place de réglementations sociales et économiques communes, comme la réalisation de l’égalité salariale entre les femmes et les hommes au sein de la CEE, les représentants français étant persuadés que les disparités salariales moins prononcées en France étaient un désavantage. Dans les premières années de la CEE, la confédération patronale française a ainsi porté une vision du marché européen organisé et régulé par la Commission européenne.

Cette vision était loin d’être consensuelle parmi les autres organisations patronales européennes. Pour les représentants des organisations britannique, danoise ou hollandaise, l’intégration européenne devait laisser faire le marché et non pas prendre le risque de renforcer des institutions européennes sur lesquelles les représentants patronaux n’avaient aucun contrôle.

Les débats sont parfois vifs. En 1973, les dirigeants du CNPF n’hésitent pas à dénoncer les positions « des patronats libéraux et libre-échangistes » sur l’intégration européenne. Différentes conceptions patronales de ce que devait être le marché européen existent encore aujourd’hui, même s’il y a une progressive convergence sur les modalités d’organisation de ce marché.

L’adoption progressive d’une vision libérale de l’intégration européenne

 

En 1976, les dirigeants du CNPF-MEDEF organisent un aggiornamento de leur politique européenne. Une majorité des membres consultés accepte la nécessité de « mettre en question » une partie « de la position traditionnelle du CNPF », dont l’idée d’une nécessaire harmonisation des législations des pays membres de la CEE pilotée par la Commission européenne. Les dirigeants du CNPF lui substituent la demande d’une coordination souple entre les pays membres. Autrement dit, il n’est plus question de transférer des compétences à la Commission européenne, mais plutôt d’en limiter les pouvoirs au profit de la dimension nationale.

 

Au sein du CNPF, cette évolution est présentée comme liée à la crainte de l’émergence d’une Europe dirigiste après les élections européennes de 1979, les premières au suffrage universel direct, où les partis socialistes étaient favoris. Elle est également encouragée par les représentants de l’État français qui ont mis à distance l’harmonisation des législations au sein de la CEE à la fin des années 1960.

Alors que le terme de « libéral » était en 1973 employé pour disqualifier les propos d’autres représentants patronaux européens, il devient progressivement une revendication des membres du CNPF. Ainsi, en 1991, un rapport du CNPF soutient le traité de Maastricht qui « renforce l’inspiration libérale de la construction européenne ». Néanmoins, les différences de vue subsistent entre organisations patronales à l’échelle européenne.

Alors que les organisations françaises, italiennes et allemandes ont signé une tribune commune en 2011 demandant « la réalisation d’une union politique et économique plus étroite », les patronats britannique et hollandais, ont estimé qu’il n’était pas nécessaire d’encadrer la convergence des législations, même a minima. Si la position du CNPF-MEDEF a fortement évolué sur moins de 50 ans, les divergences demeurent au sein de l’espace patronal européen.

L’entrée par la production d’une voix patronale sur les enjeux européens éclaire les évolutions des conceptions de l’intégration politique et économique de l’Europe portée au sein de la confédération patronale française. Loin de se limiter aux couples pro / anti-européens ou protectionnistes / libéraux, les débats donnent à voir différentes conceptions du rôle de la CEE, puis de l’Union européenne dans l’organisation de l’économie européenne.

D’où vient la voix du « patronat français » ?

 

Reste à comprendre comment se produit une voix patronale sur l’intégration européenne et qui parle en son nom. Si une décision du CNPF-MEDEF est présentée comme celle du « patronat français », elle n’est que très partiellement représentative. Sans révéler ce que pense le « Patronat », les décisions produites au sein du CNPF-MEDEF constituent plutôt un moyen de saisir comment ce groupe est façonné.

 

De plus, il ne faudrait pas postuler que cette parole patronale est produite par les mêmes types d’acteurs dans le temps. Le cas de la parole européenne du CNPF-MEDEF éclaire comment les sujets européens généraux sont progressivement devenus un domaine réservé du président de l’organisation.

Loin d’être un sujet particulièrement consensuel au sein de la confédération patronale, les prises de position du CNPF-MEDEF sur les questions européennes ont en commun d’avoir été particulièrement difficiles à formaliser. Depuis 1948, l’intégration européenne fait l’objet de deux débats parallèles au sein de la confédération patronale française.

Le premier, assez classique, porte sur le fond des décisions et la nécessité de trouver un compromis entre des secteurs d’activité ayant parfois des intérêts divergents. Le second, plus original, porte sur l’intégration européenne nourrit de nombreux débats, à la fois sur le fond de la décision, mais aussi sur la légitimité de la confédération à se prononcer sur des enjeux européens à la frontière du politique et de l’économique.

Régulièrement, plusieurs représentants de fédérations membres estiment que le CNPF-MEDEF sortirait de son rôle en prenant des positions trop générales ou politiques. Ainsi, plusieurs décisions sur l’Europe ont été abandonnées au sein du CNPF-MEDEF, non pas faute d’un accord sur le fond, mais bien à cause de désaccords sur la légitimité de l’organisation patronale à se prononcer sur ces sujets.

Ce fut notamment le cas lors de l’élargissement de la CEE à l’Espagne en 1981, lors du traité de Maastricht en 1990 ou encore à l’occasion du référendum de 2005 sur le traité établissant une constitution pour l’Europe. Ces tensions ne sont pas sans conséquence sur le suivi des enjeux européens au sein du CNPF-MEDEF. Faute d’accords, les sujets européens sont progressivement suivis par des comités ad hoc qui ne rassemblent plus seulement les membres, mais aussi d’anciens fonctionnaires ou des experts.

 

Les négociations du traité de Maastricht au début des années 1990 donnent un bon exemple des dynamiques du rétrécissement des acteurs investis sur les sujets européens. François Perigot, alors président du CNPF, convoque une conférence de presse pour appeler à voter « Oui » au traité de Maastricht. Il en informe le conseil exécutif du CNPF et, à sa grande surprise, plusieurs représentants de fédérations membres refusent une prise de parole publique sur le sujet. Pourtant, F. Perigot n’annule pas la conférence de presse, il y exprime uniquement un « soutien personnel » au traité de Maastricht alors même que la conférence est organisée dans les locaux de la confédération patronale française.

 

La capacité du président du CNPF-MEDEF à tenir une conférence de presse au siège de l’organisation alors même qu’il y exprime un point de vue personnel témoigne d’une certaine autonomie, qui se retrouve également dans sa capacité à nommer seul le président de la commission Europe de l’organisation.

De telles actions n’auraient pas été possibles sur les sujets sociaux ou économiques, situés au cœur du métier du CNPF-MEDEF, où le poids des représentants des fédérations membres est plus important. Sur les sujets européens, en revanche, s’est progressivement imposée l’idée d’un domaine réservé du président de l’organisation, en lien avec les difficultés à prendre en charge ce sujet.

Progressivement captée par les dirigeants de l’organisation, l’intégration européenne fait l’objet de discussions limitées parmi les membres. Ces tensions internes invitent à mieux caractériser une parole sur l’Europe du MEDEF moins représentative et plus performative.


  • Ehrmann H. W., La politique du patronat français : 1936-1955, Armand Colin, 1959.
  • Morival Y., 2017, « La fabrique des légitimités européennes : les acteurs de la confédération patronale européenne depuis 1952 », Critique internationale, vol. 74, no. 1, pp. 33-51.
  • Offerlé M., Les Patrons des patrons. Histoire du Medef, Odile Jacob, 2013.
  • Petrini F., 2005, Il liberismo a una dimensione: la Confindustria e l’integrazione europea, 1947-1957, Franco Angeli.
  • Warlouzet L., 2017, Governing Europe in a Globalizing World, Routledge.

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