[Vulgarisation] Les dessous du greenwashing

par Aurélien Berlan, Guillaume Carbou et Laure Teulières

Le concept de greenwashing est issu du mouvement écologiste. Il s’est largement répandu dans l’espace public à mesure de l’aggravation des catastrophes environnementales pour contester la manière dont les entreprises et les institutions prétendaient y remédier. Un ouvrage collectif montre qu’il peut désormais désigner la tendance structurelle de notre société à « mal penser » les problèmes écologiques.


  • Berlan, A., Carbou, G., et Teulières L., (dir.), 2022, Greenwashing. Manuel pour dépolluer le débat public, Paris, Le Seuil, coll. Anthropocène.

Aurélien Berlan est membre du laboratoire Dynamiques rurales, Université Toulouse Jean Jaurès : aurelien@trabendo.org

Guillaume Carbou est membre du Laboratoire Sciences, Philosophie, Humanités, Université de Bordeaux : guillaume.carbou@u-bordeaux.fr

Laure Teulières est membre du Laboratoire FRAMESPA, Université Toulouse Jean Jaurès : laure.teulieres@univ-tlse2.fr


Dans son sens premier, le terme « greenwashing » désigne toute forme de communication fallacieuse ou frauduleuse quant aux impacts environnementaux d’un produit ou d’une activité. Il signale surtout une stratégie de dissimulation, par les grandes organisations soucieuses de leur image, de leurs méfaits écologiques – qu’il s’agisse de les masquer ou, plus subtilement, d’en détourner l’attention du public en l’attirant sur autre chose : un nouveau packaging recyclable, un partenariat avec une ONG, etc.

L’usage actuel du terme dans la sphère médiatique va toutefois bien au-delà de cette définition pour alerter sur les impasses de pratiques, de technologies ou de politiques publiques pourtant présentées ou perçues, parfois au sein des mouvements écologistes eux-mêmes, comme des solutions aux problèmes environnementaux. Le greenwashing tend donc à désigner des phénomènes qui ne relèvent pas du seul champ de la communication.

L’histoire de la propagation d’un terme

Apparu en 1987 dans le cadre d’une critique du nucléaire, le néologisme se popularise rapidement, notamment par un article de 1991 du magazine états-unien engagé Mother Jones, puis du premier « guide du greenwashing » publié par Greenpeace en 1992. En réaction aux préoccupations écologiques montantes depuis les années 1960 et 1970, les grandes entreprises ont d’abord cherché à balayer les critiques les mettant en cause. Mais à partir des années 1980, certaines ont compris que cette stratégie du déni était une impasse. Elles ont alors élaboré une autre manière d’affronter la critique, en tentant de la récupérer. Comme l’a montré Mathias Lefèvre, la création du World Business Council for Sustainable Development (WBCSD) en 1995 est un exemple de cette réorientation stratégique. Près de 200 multinationales (dont General Motors, Ford, ou encore Monsanto) s’y engagèrent à promouvoir le « développement durable », et suggéraient ainsi qu’elles avaient conscience des problèmes et qu’elles les prenaient en charge.

Les premières accusations de greenwashing dénonçaient ainsi cette stratégie de récupération. Il s’agissait de souligner qu’un simple verdissement de surface ne suffirait pas pour s’inscrire dans une trajectoire durable. Les militants voulaient également éviter qu’un usage cosmétique de l’argument environnemental ne contribue de fait à désamorcer la critique véhiculée par l’écologie politique qui estime justement que, pour résoudre les problèmes environnementaux, il faudrait revoir en profondeur nos modes de vie et notre organisation sociale.

Mais face à une contestation qui appelle à « changer le système, pas le climat », les États se sont eux aussi convertis à la stratégie de récupération. A ce niveau organisationnel-là, ce ne sont alors plus simplement des « beaux discours » qui tombent sous le coup de l’accusation de greenwashing, mais des politiques très concrètes (lois, dispositifs réglementaires ou financement de technologies) dont les intérêts environnementaux apparaissent à l’analyse très contestables – notre ouvrage montre par exemple les limites de la « chasse aux passoires thermiques », du « marché carbone », de la « compensation écologique », de la « mobilité électrique » ou de la « transition numérique ». Le greenwashing devient dans ce cas un allant général vers la « transition écologique » qui ne sert au fond que d’alibi pour alimenter une croissance économique problématique en tant que telle et les diverses formes du « business-as-usual ».

Ainsi compris comme contre-feux face à l’essor de l’écologie politique et moyen de repousser toute perspective de changement socio-économique en profondeur, le greenwashing prend une tout autre dimension. Il n’opère plus seulement au niveau de produits ou de firmes, mais de filières entières (le BTP, l’agroalimentaire, les industries fossiles), voire du système économique dans son ensemble. L’ampleur du phénomène témoigne du fait que ce ne sont pas seulement les entreprises les plus polluantes qui cherchent à masquer leurs méfaits, mais toute une diversité d’acteurs, jusqu’aux plus sincères, qui participent à faire proliférer les fausses promesses, les demi-solutions ou les véritables impasses face à la crise écologique. Le greenwashing irrigue même des domaines que l’on pourrait considérer comme d’efficaces leviers d’action.

Ainsi, alors que l’arrêt des moteurs thermiques, le recyclage ou encore l’afforestation ont bien leur place dans une société soutenable, le véhicule « propre », l’économie « circulaire » ou la plantation d’arbres pour compenser des émissions de CO2 apparaissent aujourd’hui comme de gigantesques entreprises de greenwashing.

Le fruit de quels détournements ?

Comment expliquer cette situation où la moindre idée écologique donne si facilement prise dans l’espace public à un foisonnement de pratiques et de discours qui la détournent en greenwashing ?  Dans l’ouvrage, 35 spécialistes présentent une série d’hypothèses pour expliquer un phénomène d’une telle ampleur. Ses mobiles psychologiques, par exemple : en atténuant la dissonance cognitive entre ce que nous savons de la gravité des bouleversements écologiques, et ce que nous faisons, ou plutôt ne faisons pas, pour les limiter – le greenwashing offre un rempart, illusoire et pervers, contre la panique.

Les grilles de lecture de la sociologie et de l’histoire des idées permettent de souligner d’autres ressorts, en particulier trois orientations du monde social qui cadenassent l’approche des questions écologiques : l’économisme, le solutionnisme technologique et la pensée en silo.

L’économisme désigne la tendance à n’imaginer la conduite des affaires humaines qu’au travers des mécanismes de marché. La gestion des communs, l’auto-organisation, la coopération internationale et bien d’autres propositions sont ainsi laissées dans l’ombre. L’obsession de la « croissance verte » est représentative de ce phénomène d’invisibilisation des alternatives par l’entêtement marchand.

Plus problématique encore, inscrire des dispositifs à prétention écologique dans les logiques du marché revient à les soumettre à un certain nombre d’impératifs (rentabilité, compétitivité, croissance, etc.) et de travers (aveuglement aux externalités négatives, quête obsessionnelle de profit pouvant conduire à des pratiques malhonnêtes, influence des lobbies, etc.) qui font justement partie des moteurs de la catastrophe actuelle.

Enfin, l’économisme consiste en une simplification radicale des problématiques humaines et écologiques. Il réduit la complexité de la vie à des indicateurs chiffrés (le PIB, le chiffre d’affaires, la valeur financière, etc.) afin de pouvoir en assurer la gestion via des instruments économiques universels. L’incohérence de cette approche ressort nettement des procédés de « compensation écologique » qui sont au cœur de la « finance verte » et de la gestion de la biodiversité. La marchandisation de la nature conduit ainsi à une négation de la profondeur qualitative du monde.

Le solutionnisme technologique désigne la confiance dans l’innovation technoscientifique pour régler les problèmes. Face à la crise écologique, il constitue à la fois un pari dangereux et un puissant gardien de l’ordre établi : au vu de l’urgence et de la gravité des menaces, croire qu’une technologie miraculeuse nous sortira d’affaire est particulièrement risqué et cela exclu du champ de la réflexion tout un ensemble de propositions alternatives. L’idée de « sauver la planète » (ou plutôt le « système ») par la technologie nous enferre dans les fantasmes démiurgiques et pose par ailleurs divers problèmes connus : déplacement des problèmes écologiques, effet rebond, épuisement des ressources (minières ou foncières), retardement de l’action, etc.

La pensée en silo consiste à considérer les éléments indépendamment du tout et entretient ainsi l’aveuglement aux phénomènes systémiques. Cette rationalité à œillères s’exprime par exemple dans la promotion de solutions « individualistes » aux problèmes écologiques. Mais comment faire reposer sur les personnes isolément la charge d’une crise globale dont elles sont par ailleurs les premières victimes ? Si l’articulation de l’individu et du collectif est sans doute un enjeu politique majeur, l’effacement du second derrière le premier est à coup sûr une impasse absolue. De même lorsqu’on se met à considérer la transition écologique de secteurs isolément les uns des autres. Est-il pertinent par exemple de penser la décarbonation de l’aviation indépendamment de l’écologisation générale de nos sociétés, comme on le fait si souvent ?

Cela conduit pourtant à des écueils largement documentés : déplacement des pollutions (l’avion à hydrogène implique de… produire de l’hydrogène), conflits d’usages (l’aviation revendique un pourcentage colossal du potentiel total de production d’agrocarburants, oubliant que les autres secteurs aussi devront en utiliser), ou encore accaparement des terres (pour « compenser » leurs émissions, les compagnies plantent des arbres sur des zones confisquées aux populations locales).

Obérer l’avenir en verdissant l’inertie ?

Les auteurs de l’ouvrage montrent ainsi combien le greenwashing constitue un phénomène produit structurellement, qui se retrouve ainsi dans la société dans son ensemble. En faussant l’appréhension des réalités en jeu, il contribue à retarder le tournant écologique. C’est même son résultat fondamental : dépolitiser le sujet pour préserver le statu quo, contrer la mobilisation collective en faveur d’un vrai changement de cap. L’effet est de reléguer l’action dans des impasses et de faire obstacle aux transformations sociales, économiques, culturelles et politiques qu’il faudrait (ou aurait fallu) engager pour éviter de se retrouver où nous en sommes.

Mais il y a encore plus pernicieux. En floutant l’inaction climatique, en verdissant même sommairement l’apathie collective, le greenwashing contribue à masquer le nouveau bond qui s’opère à vitesse accélérée dans l’industrialisation du monde, ce que signale la fuite en avant techno-solutionniste. La notion de « dépendance au sentier » dit de façon générale les effets d’inertie, de blocage, et de reproduction qu’ont installés bien des choix techniques et d’organisation de la société contemporaine : une fois telle ou telle option prise, difficile d’en changer.

Cette situation prend aujourd’hui une signification majeure, car à mesure que des seuils d’irréversibilité écologique sont franchis, c’est comme si le sentier se dérobait derrière nous, interdisant toute velléité de revenir sur nos pas. En verrouillant ainsi la trajectoire en cours, en nous faisant manquer des embranchements qui auraient pu se révéler salvateurs, le greenwashing participe dangereusement à réduire le champ des mondes encore possibles et justifie par avance le fait de répondre à la catastrophe écologique par le biais de procédés high tech, du monitoring numérique global à la géo-ingéniérie… que d’aucuns préconisent déjà comme seule façon de faire face à l’Anthropocène. D’abord simple verdissement de façade, le greenwashing se révèle, au terme de l’analyse, comme une façon de verrouiller l’avenir.


  • Nemes N.; Scanlan S.J.; Smith P.; Smith T.; Aronczyk M.; Hill S.; Lewis S.L.; Montgomery A.W.; Tubiello F.N.; Stabinsky D., 2022, « An Integrated Framework to Assess Greenwashing ». Sustainability, 14, 4431.
  • Lefèvre M., 2008,  « L’“écologisme d’entreprise” : inscrire la considération écologique au cœur de la firme ? », Écologie et politique, 37, p. 153-163.

Illustration d’Adèle Huguet pour Mondes Sociaux : tous droits réservés Adèle Huguet.
Pour découvrir ses dessins, https://adelehuguet.wordpress.com/

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