[AAA] Fabrique des vulnérabilités et communication organisationnelle
Appel à articles
Aurélie Laborde, Valérie Carayol, Isabelle Cousserand-Blin
Calendrier :
- Envoi des intentions à soumettre : 15 mai 2024
- Envoi textes complets : 28 octobre 2024
- Parution du numéro : Premier trimestre 2025
En 2016, l’historienne Axelle Brodiez-Dolino montrait, en s’appuyant sur l’analyse des occurrences de Google et Google Scholar, que le terme de vulnérabilité poursuivait sa diffusion dans la société et devenait omniprésent dans les médias, les rapports et les communiqués du monde associatif, mais aussi dans le monde universitaire (Brodiez-Dolino, 2016). Les multiples crises géopolitiques, sanitaires, socio-économiques et environnementales traversées depuis cette période n’ont fait qu’accentuer ce phénomène, et le terme de vulnérabilité rencontre aujourd’hui un vif succès aussi bien dans les sphères publiques qu’académiques.
Les approches du social en termes de vulnérabilité ont permis de considérer ensemble une série de problèmes sociétaux très différents : on parle de vulnérabilité environnementale, sociale, sanitaire, de publics et minorités vulnérables, de vulnérabilité territoriale, etc. La notion de vulnérabilité est mobilisée à la fois par les politiques publiques actuelles d’action sociale, privilégiant l’empowerment des populations les plus « fragiles », mais aussi par les politiques d’organisation qui visent l’accompagnement ou le coaching des salariés pour faire face aux nombreuses transitions socio-économiques en cours et notamment à la transition numérique. Hélène Thomas (2008, 2010) souligne la dimension politique des usages de ce terme. En pointant du doigt l’inadaptation de publics spécifiques aux évolutions socio-économiques en cours, on fait de la nécessaire adaptation au milieu un élément structurant de formes de domination auxquelles échapperaient les populations qualifiées de vulnérables.
L’intérêt pour la notion de « vulnérabilité », au périmètre extrêmement flou, s’est développé dans la sphère académique depuis les années 80. Si le terme apparait initialement en physique, dans le domaine des sciences humaines et sociales la vulnérabilité est d’abord mobilisée en psychologie, notamment aux États-Unis, avec son envers le terme de « résilience » (Thomas, 2018) puis en sociologie où elle tend à remplacer les concepts d’exclusion et de précarité (Brodiez-Dolino, 2017) et côtoie les concepts de disqualification (Paugam & Schnapper, 1991) et de désaffiliation (Castel, 1994) sur fond de « société du risque » (Beck, 2008) et de « montée des incertitudes » (Castel, 2013). La vulnérabilité est aussi associée aux notions de « risque » et de « facteurs de stress » : management des catastrophes, économie du développement, sciences environnementales, de la santé et de la nutrition…
Dans la littérature en sciences du travail et des organisations[1], on peut relever deux types d’approches opposées pour traiter des questions de vulnérabilités.
D’un côté, un point de vue catégoriel, essentialiste et fonctionnaliste : des approches managériales qui catégorisent les plus « faibles », les individus dits vulnérables (seniors, handicapés, mère célibataire, etc.) pour les accompagner, dans l’optique de définir, mesurer et prévenir les risques en produisant des attributions identitaires stigmatisantes. La vulnérabilité apparaît alors comme une notion utilisée pour catégoriser, définir une altérité, figer une assignation identitaire. Elle devient « un critère distinctif (on est vulnérable ou on est résilient) et un principe explicatif (parce que vulnérable, on est tombé malade, devenu dépendant, non performant, inemployable…) » (Lhuilier, 2017).
En contrepoint de ces approches, des perspectives critiques, essentiellement en clinique du travail, en sociologie et en psychodynamique du travail, mais également en philosophie morale et politique, dénoncent cette construction sociale de la vulnérabilité au travail et son accompagnement centré sur l’individu. Les chercheurs s’opposent alors à une représentation duale du monde du travail (d’un côté les sains, les robustes, les battants, de l’autre les fragiles, les déficitaires, les inaptes) ainsi qu’à ce que Lhuilier appelle « l’imputation causale aux victimes » (la responsabilité des individus face aux disfonctionnements organisationnels).
Dans ces perspectives, la vulnérabilité en contexte de travail peut être définie, à la suite de Brodiez-Dolino, Lhuilier et Soulet (Soulet, 2005; Lhuilier et al., 2013; Lhuilier, 2015; Brodiez-Dolino, 2016; Lhuilier, 2017) selon quatre principales dimensions :
- Comme une potentialité à être blessé (propre à la condition humaine et à nos sociétés du risque). La vulnérabilité est alors ontologique, universelle, anthropologique, partagée par tout et tous, humains, animaux, plantes, écosystèmes, etc.
- Comme un processus de fragilisation et non comme un attribut ou un état figé. De la même façon que la santé au travail est une quête, un mouvement permanent, la vulnérabilité est une trajectoire, une potentialité.
- Comme un processus relationnel et contextuel. La vulnérabilité advient dans un contexte donné en fonction de la protection des autres. La vulnérabilité professionnelle dépend des contextes organisationnels d’exercice et de la plus ou moins grande qualité des relations de coopération des collectifs dans lesquels le travailleur s’insère.
- Enfin comme un phénomène potentiel et réversible. Il s’agit donc d’interroger les conditions de possibilité de cette potentialité et les facteurs qui favorisent la vulnérabilité pour anticiper, accompagner, intervenir.
Dans cette approche, la vulnérabilité est donc indissociable des liens sociaux, modes d’organisation et rapports sociaux qui fragilisent et/ou qui maintiennent dans la fragilité. De ce point de vue, les recherches en sociologie et en science du travail peuvent être rapprochées des travaux en philosophie morale sur le care et la résonnance (Gilligan, 1982; Tronto et al., 2009; Rosa et al., 2021).
En sciences de l’information et de la communication, et notamment en communication organisationnelle, si plusieurs chercheurs s’intéressent aux questions d’inégalités, de prévention des risques ou encore de diversité, les travaux portant sur les vulnérabilités sont encore assez peu nombreux. L’équipe de recherche Communication, organisation et société (COS) du laboratoire MICA s’intéresse toutefois à ces questions depuis plusieurs années et a produit plusieurs journées d’études[2] et publications[3] sur ce sujet.
Dans la revue Communication et professionnalisation, on ne trouve pas ce terme dans les mots clés utilisés par les auteurs. Du côté de la revue Communication & organisation, 43 articles évoquent la notion de vulnérabilité et seulement 6 articles dans le titre ou le résumé. Les auteurs évoquent généralement les publics vulnérables et la façon dont ils sont représentés (Vigouroux-Zugasti, 2014; Vigouroux-Zugasti & Bourret, 2023). Ils s’intéressent également aux pratiques de communication qui vulnérabilisent en contexte organisationnel (Dumas, 2018) et aux nouvelles vulnérabilités liées aux technologies numériques (Carayol & Laborde, 2019; Dupré, 2018). La vulnérabilité est associée à la confiance (Ely, 2015; Camin, 2018), aux crises (Sicard, 1999) et plus largement aux politiques de prévention des risques (Rasse & Rasse, 2014). Le colloque Org & Co de 2019 sur « La face obscure de la communication des organisations » (Carayol et al., 2020) explore largement cette thématique sans toutefois épuiser les analyses qui restent à développer en communication organisationnelle.
Que peuvent dire les sciences de l’information et de la communication et la communication organisationnelle des vulnérabilités ? En quoi peuvent-elles décrypter et aider à concevoir, à la fois ce qui se trame dans la sémantique qui accompagne l’usage même de ce terme, ce qui contribue à la fabrique des vulnérabilités, mais aussi ce qui se joue dans les dispositifs mis en place, mobilisant des dispositifs de communication et des artefacts techniques, pour leur capacité à « remédier » à ces situations ? Comment les professionnels de la communication contribuent-ils à accompagner les transformations organisationnelles pour soutenir sinon atténuer les processus de vulnérabilisation ? À l’inverse, comment participent-ils à véhiculer, voire maintenir les vulnérabilités ? Comment, dans les cursus de formation institutionnels en SIC comme ceux tout au long de la vie, intègrent-ils les questions de vulnérabilité afin de préparer les futurs professionnels à ces enjeux ?
Ce numéro souhaite réunir des propositions sur la question des vulnérabilités en milieu organisé et en contexte de travail. Il appelle à des travaux originaux, études de terrain, méta-analyse de type théorique ou à caractère méthodologique, sur la façon dont on peut envisager les vulnérabilités en communication organisationnelle et dans la pratique des métiers de communication.
Il pourra s’agir d’analyses des facteurs organisationnels et communicationnels qui vulnérabilisent, comme de l’exploration des vulnérabilités liées aux pratiques professionnelles de communication, ou à la vulnérabilisation des professionnels de la communication.
Les propositions pourront interroger la participation des pratiques de communication organisationnelles à la fabrique des vulnérabilités ou au contraire les pratiques de communication qui permettent de résister, prévenir et remédier aux processus de vulnérabilisation aujourd’hui à l’œuvre.
Calendrier et consignes aux auteurs
- Envoi des intentions à soumettre : 15 mai 2024
- Envoi textes complets : 28 octobre 2024
- Parution du numéro : Premier trimestre 2025
Les auteurs sont invités, dans un premier temps, à proposer une intention à soumettre d’ici le 15 mai 2024, via le site internet de la revue, en français ou en anglais. Les intentions feront entre 1200 et 1500 mots (bibliographie non comprise). Elles présenteront le titre, la problématique, la méthodologie adoptée, le cas échéant, et les principaux constats qui seront développés.
Sous réserve d’un retour favorable sur ces intentions, les auteurs devront par la suite soumettre une première version de leur article complet au plus tard le 28 octobre 2024, en français ou en anglais, en suivant les normes de la revue sur son site : https://ojs.uclouvain.be/index.php/comprof/about/submissions.
À propos de Communication & Professionnalisation
Communication & Professionnalisation est une revue scientifique reconnue du domaine des SIC (71e section du CNU, CPdirsic, SFSIC). Elle fonctionne sur le mode de la publication continue : plusieurs dossiers thématiques sont ouverts simultanément sur le site de la revue, et les articles soumis et acceptés pour publication dans ces dossiers sont publiés un à un sur le site, au moment de leur finalisation, sans attendre que l’ensemble du dossier soit prêt à être publié. La revue est également intéressée à des propositions hors thématique.
Bibliographie
Beck, U. (2008). La société du risque : Sur la voie d’une autre modernité. Flammarion.
Bobillier Chaumon, M.-É. (2017). Du rôle des TIC dans la transformation digitale de l’activité et de la santé au travail. La revue des conditions de travail, 6.
Brodiez-Dolino, A. (2016). Le concept de vulnérabilité. La Vie des idées.
Brodiez-Dolino, A. (2017). La montée des vulnérabilités. Sciences humaines n°289.
Camin, J.-M. (mars 2020). Risque et vulnérabilité perçus dans le cadre de la maison connectée. Journée d’étude « Vulnérabilités et résilience organisationnelles et individuelles ».
Camin, J.-M. (2018). Confiance et identité dans la conception des dispositifs sociaux techniques. Le cas de l’industrie des télécommunications. Revue Communication & organisation, 53, 159‑176.
Carayol, V., & Laborde, A. (2019). Les organisations malades du numérique. Communication et Organisation, n° 56(2), 11‑17.
Carayol, V., Lépine, V., & Morillon, L. (2020). Le côté obscur de la communication des organisations Presses de la MSHA.
Castel, R. (1994). La dynamique des processus de marginalisation : De la vulnérabilité à la désaffiliation. Cahiers de recherche sociologique, 22, 11‑27.
Castel, R. (2013). La montée des incertitudes : Travail, protections, statut de l’individu. Points.
Damome, É., & Soubiale, N. (2019). Rhétorique de la résilience et stéréotypie du pastoralisme sahélien : Des discours onusiens aux contenus journalistiques. Hermes La Revue, n° 83(1), 186‑190.
Dejours, C. (2007). Vulnérabilité psychopathologique et nouvelles formes d’organisation du travail. L’information psychiatrique, Volume 83(4), 269‑275.
Dulaurans, M. (2020, mars). Cyberharcèlement et vulnérabilités. Journée d’étude sur les Vulnérabilités et résilience organisationnelles et individuelles.
Dumas, A. (2018). Injonctions à la promotion numérique de soi et recrutement interne : Logiques de responsabilisation du salarié et enjeux organisationnels. Communication & organisation. 53, 91‑103.
Dupré, D. (2018). Cyber harcèlement au travail : Revue de la littérature anglophone. Communication & organisation. 54, 171‑188.
Dupré, D., & d’Hennezel, C. (2023). Les réseaux de femmes entrepreneures : Des ressources face à la vulnérabilité et des espaces d’empowerment ? Communication. Information médias théories pratiques, Vol. 40/1, Article Vol. 40/1.
Ely, F. (2015). Utopie de la communication interne : Vers une « maïeutique managériale de la confiance » dans l’organisation vertueuse. Communication & organisation. 47, 197‑216.
Gilligan, C. (1982). Une voix différente. Pour une éthique du care. Flammarion.
Laborde, A. (2021). Cyber Incivilities and the Creation of Vulnerabilities at Work. Journal of Leadership, Accountability and Ethics, 18(5).
Lhuilier, D. (2015). Puissance normative et créative de la vulnérabilité. Éducation permanente, n° 202, 101‑116.
Lhuilier, D. (2017). Quelle reconnaissance des vulnérabilités au travail ? Synthèse de travaux empiriques. Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé, 19‑1.
Lhuilier, D., Sarfati, F., & Waser, A.-M. (2013). La fabrication des « vulnérables » au travail. Sociologies pratiques, n° 26(1), 11‑18.
Paugam, S., & Schnapper, D. (1991). La disqualification sociale : Essai sur la nouvelle pauvreté. Presses universitaires de France.
Rasse, P., & Rasse, G. (2014). Approche anthropologique et juridique de la politique de prévention des risques. Communication & organisation, 45, 153‑162.
Rosa, H., Zilberfarb, S., & Raquillet, S. (2021). Résonance. La Découverte.
Sicard, M.-N. (1999). Les médias à l’épreuve des crises technologiques. Communication & organisation, 16.
Soubiale, N., & Dupré, D. (2023). Durabilité environnementale et sobriété numérique à l’ère de la gouvernance territoriale. Revue COSSI, 12(12).
Soulet, M.-H. (2005). Reconsidérer la vulnérabilité. Empan, no 60(4), 24‑29.
Thomas, H. (2008). Vulnérabilité, fragilité, précarité, résilience, etc. Recueil Alexandries. Working paper
Thomas, H. (2010). Les vulnérables la démocratie contre les pauvres. Nouvelles pratiques sociales, 23(1), 289-292.
Tronto, J. C., Mozère, L., & Maury, H. (2009). Un monde vulnérable. La Découverte.
Vigouroux-Zugasti, E. (2014). Quel regard sur les « vieux ». Communication & organisation, 45, 261‑270.
Vigouroux-Zugasti, E., & Bourret, C. (2023). La santé au prisme de la communication organisationnelle : Enjeux, tensions et perspectives. Communication & Organisation, 63(1), Dossier.
[1] On englobe ici toutes les disciplines et champs disciplinaires qui s’intéressent à ces questions : sociologie des organisations et du travail, psychodynamique et clinique du travail, sciences de gestion, ainsi que les travaux en communication organisationnelle centrés sur les questions de travail et d’organisation de travail.
[2] 15 mars 2018 Journée d’étude internationale « Vulnérabilités et incivilités numériques » ;
18-19 mai 2018 Séminaire interne « Darkside et Vulnérabilités » ;
19 mars 2020 ; Journée d’étude et webinaire « Vulnérabilités et résilience organisationnelles et individuelles ».
L’équipe COS a également produit un Abécédaire des Vulnérabilités coordonné par Nadège Soubiale et accessible sur son carnet Hypothèse : https://cos.hypotheses.org/category/vulnerabilites
[3] Camin, 2020 ; Damome et Soubiale, 2019 ; Dulaurans, 2020 ; Dupré, 2018 ; Dupré et d’Hennezel, 2023 ; Laborde, 2021 ; Soubiale et Dupré, 2023.
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