[AAA] Fondements et enjeux communicationnels de l’intervention en milieux organisés
Isabelle Ruelland, Université de Montréal, Canada
Jean-Marie Lafortune, Université du Québec à Montréal (UQAM), Canada
Jacques Rhéaume, Université du Québec à Montréal (UQAM), Canada
Présentation
L’intervention en milieux organisés recouvre un éventail de pratiques de communication liées à des événements politiques, des phénomènes sociaux ou des activités socioculturelles qui en refaçonnent la dynamique et en modifient le cours. Tant sur le plan théorique que pratique, l’intervention en milieux organisés puise aux idées issues de diverses voix, positions marginales, pratiques organisationnelles émergentes et technologies numériques dernier cri afin d’élargir et d’enrichir le dialogue. Elle se déploie principalement au sein des institutions publiques, entreprises et associations des milieux éducatifs, socioculturels et de la santé. Son étude offre l’occasion d’explorer ses fondements, articulations, orientations et limites dans des contextes précis.
Les pratiques recensées (e.g. dispositifs de communication, espaces collectifs, dispositifs numériques), visant l’extension de l’accès à la parole ainsi que l’amélioration des relations et des interactions entre les acteurs individuels et collectifs (Riel, Saint-Charles et Messing, 2017 ; Ruelland, 2015), reposent sur une pluralité d’approches, de modèles, de concepts et de méthodes (Dubost, 2006; Hogan, 2007; Lescarbeau, Payette et St-Arnaud, 2003; Laure, 2000 ; Pichon-Rivière, 2004 ; Pineau, 1998 ; Rhéaume, 2007 ; Robert, 2007 ; Ruelland, 2013 ; Valente, 2012). Au cours des dernières années, elles se sont grandement transformées, notamment au fil des innovations technologiques et sociales ainsi que des problématiques relationnelles marquées par la diversité des personnes, des groupes ou des regroupements organisationnels et sociaux (Grosjean, Bonneville et Giroux, 2011 ; Martuccelli, 2016).
Ce numéro spécial propose de rendre compte à la fois de la pluralité de postures, de la créativité dans la mobilisation des outils techniques et des effets concrets induits dans les différents milieux de l’intervention en communication humaine. Il convie à contribution chercheuses et chercheurs ainsi que praticiennes et praticiens issus de champs d’études aussi divers que la communication, la sociologie, les arts, le travail social, la psychologie, la gestion, l’anthropologie, les sciences politiques et la philosophie.
Problématisation
Née de la rencontre des préoccupations gestionnaires de responsables d’organisations sociales (associations, entreprises, administrations publiques) avec celles, moins pragmatiques, de chercheuses et chercheurs en sciences humaines et sociales, l’intervention en milieux organisés porte la marque de cette dualité (Crozier, 1963 ; Lapassade et Lourau, 1971). Les personnes qui théorisent ou pratiquent l’intervention et qui s’intéressent aux enjeux de la communication humaine en milieux organisés sont confrontées à cette dualité : d’une part, elles se préoccupent de comprendre et d’expliquer la réalité des processus communicationnels et organisationnels ; d’autre part, elles sont tentées de concevoir, à la lumière de leurs recherches ou de leurs pratiques, de « meilleurs » dispositifs de communication. Un tel mode de construction de connaissances, agençant description et prescription de l’intervention, marque les différentes manières de la problématiser.
Les modèles d’intervention conçus dans les années 1940, à partir des recherches de Kurt Lewin et de ses successeurs (e.g. Bales, Benne, Bradford, Lippitt) ainsi que les travaux des centres de formation comme celui des National Training Laboratories (NTL) à Bethel en Nouvelle-Angleterre, ont mené à la création d’un modèle de changement planifié fondé sur une logique d’action pragmatique et sur des processus de résolution de problème à phase (Dewey et Cometti, 2003 ; Lewin, 1959 ; Sévigny, 1977 ; Dubost, 1987 ; Tessier et Tellier, 1990). Depuis les premières remises en question de ce modèle classique, nombre d’analystes ont montré que les interventions en communication humaine sont des constructions plurielles qui se structurent et évoluent en fonction des contextes sociaux, des réseaux locaux et des processus d’innovations technologiques et gestionnaires.
L’attention grandissante portée aux réseaux de proximité et à l’évolution des technologies suggère un véritable changement épistémologique qui tend non seulement à transformer les pratiques, mais également à ouvrir les frontières de l’intervention. Par exemple, l’intérêt pour l’observation et l’accompagnement d’espaces collectifs de prise de parole émergeant au sein des organisations augmente comme le montrent les travaux sur les espaces d’innovation (Grenier et Denis, 2017 ; Klein, Camus, Jetté, Champagne et Roy, 2016), relationnels (Kellogg, 2009) et expérimentaux (Zietsma et Lawrence, 2010 ; Cartel, Boxenbaum et Aggeri, 2018).
Dans le domaine du travail et des organisations, soumis depuis vingt ans au credo de la nouvelle gestion publique (Durand, 2019 ; Rouillard, Fortier, Montpetit et Gagnon, 2008), plusieurs recherches révèlent également la transformation des mécanismes de contrôle par lesquels se définissent les conditions de communication et appellent à une redéfinition des processus démocratiques dans les organisations (Alvesson et Spicer, 2019 ; Messing, Lefrançois et Saint-Charles, 2018 ; Parazelli et Ruelland, 2017 ; Robert et Mongeau, 2014 ; Vandevelde-Rougale, 2017 ; Viviers et Maranda, 2018). La conception de l’intervention en termes de processus et d’espaces communicationnels recadre les rapports sociaux de pouvoir. Les nouveaux espaces de communication humaine en milieux organisés (world café, forum ouvert, communauté de pratique, fablab, laboratoire d’innovation, etc.) oscillent entre instrumentalisation managériale et fiction collaborative émancipatoire (Brown et Isaac, 2005 ; Chaumier et Mairesse, 2017 ; Rancière, 1998 ; Vandevelde-Rougale, 2017).
Parallèlement, une pluralité d’autres dispositifs numériques structurant la communication humaine en organisation s’est développée. Ces dispositifs cherchent à faire une place à des expériences subjectives et sociales tournées vers la créativité et l’innovation dans une diversité de contextes organisationnels. Simultanément, d’autres forces sociales s’exercent sur la communication humaine en organisation (diversité des âges, des genres, des parcours et des cultures, autoformation, communication numérique, nouvelles formes de militantisme radical, managérialisation de l’action, etc.).
D’un point de vue technique, l’efficacité organisationnelle, jadis exclusivement fondée sur la rationalisation, les outils techniques et les procédures codifiées, s’ouvre dorénavant sur l’autonomie individuelle, leurs expériences et leur esprit d’initiative. C’est à travers l’engagement des individus dans différents espaces institutionnels de participation que l’on cherche à améliorer simultanément les interactions et l’efficacité organisationnelle (Jetté et Goyette, 2010).
Dressé à grands traits, ce tableau de la situation met en évidence l’ampleur et la diversité des défis qui se posent quotidiennement aux intervenantes et intervenants ainsi qu’aux chercheuses et chercheurs qui construisent et analysent l’intervention en communication humaine dans différents milieux organisés. Cet aperçu invite à mettre en lumière les enjeux de l’évolution historique des approches et des modèles d’intervention notamment depuis le virage numérique contemporain.
Ce numéro cherche à nourrir une réflexion sociale critique, constructive et innovante. Il s’agit d’une occasion de construire un dialogue interdisciplinaire entre celles et ceux œuvrant dans les domaines de l’intervention et de la communication humaine. Sont bienvenues, les réflexions critiques ancrées dans des pratiques concrètes, des études empiriques ainsi que les réflexions ou synthèses théoriques qui s’inscrivent dans l’un ou l’autre des axes suivants :
Axe 1 : Perspectives historiques et critiques des modèles d’intervention
Comment ont-ils vu le jour et quelles sont leurs caractéristiques dans différents contextes sociaux ? Quelles sont les principales composantes (normatives, théoriques, méthodologiques) de ces modèles ? Quelles limites rencontrent-ils dans leur application ?
Axe 2 : Les pratiques d’intervention et le virage numérique
Comment les outils techniques sont-ils mobilisés dans les pratiques ? Comment permettent-ils d’incorporer la prise de parole du plus grand nombre et d’accroître la productivité ? Comment le virage numérique influence-t-il le rythme des communications ainsi que celui des interventions menées ?
Axe 3 : Les postures des intervenants
Quels sont les enjeux communicationnels, éthiques et sociaux des postures adoptées par les intervenantes et intervenants ? Quelles dynamiques de pouvoir en découlent ? Quelles sont les échelles de changement recherchées (individuelle, collective, organisationnelle, institutionnelle, sociale) ? Quelles méthodes et techniques sont privilégiées ?
Axe 4 : Des retours critiques sur expériences
Quels sont les effets de pratiques spécifiques sur les individus, les interactions, les relations, les groupes, les organisations, les rapports sociaux de pouvoir, la société ? Comment parviennent-elles à accueillir la parole du plus grand nombre ? Quelles innovations sociales peuvent découler de ces expériences ?
Modalités
1re étape : résumé d’intention
Les auteures et auteurs sont invités à soumettre un résumé d’intention (maximum 2 pages) avant le 1er septembre 2019, présentant l’article projeté. Cette proposition sera évaluée par les coordonnatrices et coordonnateurs du dossier en regard de sa pertinence pour la thématique.
Veuillez envoyer ce résumé d’intention à communication.intervention2020@gmail.com
La proposition d’article comportera obligatoirement les informations suivantes :
-
Le nom et prénom de ou des auteures, auteurs ;
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Les titres, fonctions, institutions de chaque auteure, auteur ;
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Les coordonnées, adresse postale, numéro de téléphone, courriels, autres ;
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Le titre de la proposition ;
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Cinq mot-clés ;
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Un résumé de l’article de 2 pages (incluant problématique, objectifs de l’article, méthodologie, principaux résultats ou implications théoriques et pratiques).
2e étape : soumission des articles
Les auteures et auteurs dont les articles auront été retenus devront soumettre leur article complet au plus tard le 6 décembre 2019.
Dates importantes (calendrier prévisionnel)
Résumé d’intention 1er septembre 2019
Soumission des articles : 6 décembre 2019
Retour aux auteurs : 3 février 2020
Renvoi des révisions par les auteurs : 3 avril 2020
Parution : 3e trimestre 2020
Directives
Les articles complets seront soumis à Communiquer, Revue de communication sociale et publique en sélectionnant le dossier « Article – Sur appel ». Le dépôt concerne l’appel à articles du dossier « Intervention en milieux organisés ».
Le processus et les exigences de soumission sont indiqués à l’adresse :http://communiquer.revues.org/1275
Les consignes de mise en forme d’un article sont consultables sur la page :http://communiquer.revues.org/1276
Afin d’éviter les conflits d’intérêts potentiels, les personnes qui soumettent des manuscrits peuvent, si elles le souhaitent, transmettre à la revue une liste des personnes évaluatrices ou responsables de manuscrit qui pourraient occasionner de tels conflits.
Les propositions de communication feront l’objet d’une évaluation en « double aveugle » par les membres du comité scientifique.
Coordinateurs du dossier
Isabelle Ruelland, Université de Montréal, Canada
ruelland.isabelle@uqam.ca
Jean-Marie Lafortune, Université du Québec à Montréal (UQAM), Canada
lafortune.jean-marie@uqam.ca
Jacques Rhéaume, Université du Québec à Montréal (UQAM), Canada
rheaume.jacques@uqam.ca
Comité de rédaction de Communiquer
Références citées
Alvesson, M. et Spicer, A. (2019). Neo-Institutional Theory and Organization Studies: A Mid-Life Crisis? Organization Studies, 40(2), 199 218. doi: 10.1177/0170840618772610.
Brown, J. et Isaacs, D. (2005). The World Café: shaping our futures through conversations that matter. San Francisco, CA: Berrett-Koehler Publishers.
Cartel, M., Boxenbaum, E. et Aggeri, F. (2018). Just for fun! How experimental spaces stimulate innovation in institutionalized fields. Organization Studies. doi:10.1177/0170840617736937.
Chaumier, S. et Mairesse, F. (2017). La médiation culturelle. Paris: Armand Colin.
Crozier, M. (1963). Le phénomène bureaucratique. Paris: Seuil.
Dewey, J. et Cometti, J.-P. (2003). Le public et ses problèmes. Pau: Publications de l’Université de Pau.
Dubost, J. (2006). Psychosociologie et intervention. Paris: L’Harmattan.
Dubost, J. (1987). L’intervention psychosociologique. Paris: Presses universitaires de France.
Durand, J.-P. (2019). Le Contrôle du travail : de la prescription à l’implication contrainte. Dans D. Mercure et M. Vultur (dir.), Dix concepts pour penser le nouveau monde du travail (pp. 97-118). Sainte-Foy: Presses de l’Université Laval.
Grenier, C. et Denis, J.-L. (2017). S’organiser pour innover : espaces d’innovation et transformation des organisations et du champ de l’intervention publique. Politiques et management public, 34(3-4), 191-206.
Grosjean, S., Bonneville, L. et Giroux, N. (2011). La communication du changement en organisation. Dans S. Grosjean et L. Bonneville (dir.) La communication organisationnelle (pp. 177-224). Montréal: Chenelière Éducation.
Hogan, C. (2007). Facilitating multicultural groups: a practical guide. London ; Philadelphia: Kogan Page.
Jetté, C. et Goyette, M. (2010). Pratiques sociales et pratiques managériales : Des convergences possibles ? Nouvelles pratiques sociales, 22(2), 25-34.
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Klein, J.-L., Camus, A., Jetté, C., Champagne, C. et Roy, M. (2016). La transformation sociale par l’innovation sociale. Québec: Presses de l’Université du Québec.
Lapassade, G. et Lourau, R. (1971). Clefs pour la sociologie. Paris : Seghers.
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Lescarbeau, R., Payette, M. et St-Arnaud, Y. (2003). Profession : consultant. Montréal: G. Morin.
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Martuccelli, D. (2016). L’innovation, le nouvel imaginaire du changement. Quaderni, 91(3), 33-45.
Martuccelli, D. et Singly, F. de (2009). Les sociologies de l’individu. Paris: A. Colin.
Messing, K., Lefrançois, M. et Saint-Charles, J. (2018). Observing Inequality: Can Ergonomic Observations Help Interventions Transform the Role of Gender in Work Activity? Computer Supported Cooperative Work (CSCW), 1-35.
Parazelli, M. et Ruelland, I. (2017). Autorité et gestion de l’intervention sociale : entre servitude et acte pouvoir. Montréal: Presses de l’Université du Québec.
Pichon-Rivière, E. (2004). Le processus groupal. Ramonville Saint-Agne: Erès.
Pineau. G. (1998). Accompagnements et histoire de vie. Paris: L’Harmattan.
Rancière, J. (1998). Aux bords du politique (nouv. éd.). Paris : La Fabrique.
Rhéaume, J. (2007). L’enjeu d’une épistémologie pluraliste. Dans V. de Gaulejac, F. Hanique et P. Roche (dir.), La sociologie clinique. Enjeux théoriques et méthodologiques (pp. 57-74). Ramonville Sainte Agne, France : Éres.
Riel, J., Saint-Charles, J. et Messing, K. (2017). Women’s Occupational Health: Resisting When We Can. New solutions: A Journal of Environmental and Occupational Health Policy, 27(3), 279-283.
Robert, F. (2007). Engagement et participation en assemblée délibérante. Nouvelles pratiques sociales, 20, 17 34.
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Rouillard, C., Fortier, I., Montpetit, É. et Gagnon, A.-G. (2008). De la réingénierie à la modernisation de l’État québécois. Québec: Presses de l’Université Laval.
Ruelland, I. (2015). Les dispositifs de délibération en santé mentale et la démocratisation des échanges entre les pairs : le cas de l’assemblée des usagers d’un Centre d’attention psychosociale au Brésil. Revue Santé mentale au Québec, 40,(1), 153-170.
Ruelland, I. (2013) Pratiques alternatives de gestion dans les organisations publiques d’insertion socioéducative brésiliennes. Étude critique de cas, Communication, 31(1). Repéré à http://communication.revues.org/3917
Sévigny, R. (1977). Intervention psychosociologique : réflexion critique. Sociologie et sociétés, 9(2), 7- 33.
Tessier, R. et Tellier, Y. (dir.) (1990). L’intervention psychosociologique de 1940 à 1990 : historique et essai de clarification conceptuel. Dans Changement planifié et développement des organisations (pp. 89-113). Québec: Presses de l’Université du Québec.
Valente, T. W. (2012). Network interventions. Science, 337, 49 53. Repéré à https://doi.org/10.1126/science.1217330
Vandevelde-Rougale, A. (2017). La novlangue managériale. Emprise et résistance. Toulouse: Éres.
Viviers, S. et Maranda, M.-F. (2018). Clinique du travail et politisation de la souffrance : quelles contributions à la prévention des problèmes de santé mentale au travail. Dans I. Fortier, S. Hamisultane, I. Ruelland, J. Rhéaume et S. Beghdadi (dir.), Clinique en sciences sociales : sens et pratiques alternatives (pp. 228-238). Montréal: Presses de l’Université du Québec.
Zietsma, C. et Lawrence, T. B. (2010). Institutional work in the transformation of an organizational field: the interplay of boundary work and practice work. Administrative Science Quarterly, 55, 189-221.
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