[AAA] Penser les usages projetés, concrets et situés des technologies numériques de santé : du « télésoin » au « soin augmenté »
Les transformations numériques en santé ne sont pas récentes et d’innombrables technologies sont aujourd’hui disponibles telles que des applications mobiles dédiées à la santé ou au bien-être, des objets connectés pour accompagner les patients souffrant de maladies chroniques, des robots pour opérer ou stimuler cognitivement des personnes atteintes de maladies neurodégénératives, des dispositifs portables ou implantables pour diagnostiquer des troubles neurologiques, cardiaques ou autres. Autant de technologies émergentes (Bobillier-Chaumon, 2021 ; Silvera-Tawil et al., 2020) qui sont fréquemment présentées comme une réponse aux enjeux de soutenabilité des systèmes de santé dans un contexte de vieillissement de la population et d’augmentation des maladies chroniques, l’objectif étant l’amélioration de la performance des systèmes de santé. Néanmoins, l’usage de technologies numériques de santé tant par les soignants que les patients soulèvent de nombreux enjeux à la fois communicationnels (ex., pertes d’information, sentiment de distance), relationnels (ex., reconfiguration des interactions patients/soignants et de la relation thérapeutique, nouvelles formes de proximité à distance), organisationnels (ex., travail d’articulation supplémentaire, redistribution des responsabilités), sociétaux (ex., inégalités territoriales, enjeux d’accessibilité, risques de discrimination), éducatifs (ex., formation des professionnels, transformation des dispositifs d’éducation thérapeutique) et de conceptions (ex., implication et engagement des usagers – dont les patients – dans le design).
Le rôle des technologies numériques de santé dans la prise en charge des maladies chroniques (ex., diabète, insuffisance cardiaque) a fait l’objet de recherches en sciences sociales et plus globalement dans le domaine des Sciences, Technologie et Société (par ex., Berg, 2001 ; Mol, 2002 ; Oudshoorn, 2011). Ces études montrent comment les pratiques de soins et les significations attribuées au travail sur et avec les technologies numériques de santé sont dépendantes des contextes et des situations dans lesquelles elles prennent forme (Oudshoorn et Pinch, 2003). Ces travaux reposent sur un cadre d’analyse qui a pour objet la reconfiguration du travail soignant et une réévaluation du « travail du patient » (Mathieu-Fritz, 2021 ; Mayère, 2018 ; Oudshoorn, 2008 ; Nicolini, 2007). De plus, la prégnance grandissante des technologies numériques de santé a conduit de nombreux chercheurs à s’interroger sur leur ambivalence, en portant une attention plus particulière sur leurs usages concrets et situés (Berg, 2017 ; Anichini et Geffroy, 2021 ; Mayère et Grosjean, 2016 ; Gaglio et Mathieu-Fritz, 2018 ; Velkovska et Relieu, 2021). Par ailleurs, la littérature dans des domaines de recherche tels que ceux du CSCW (Computer-Supported Cooperative Work) et du HCI (Human- Computer Interaction) montre depuis longtemps que la conception de technologies dans des contextes sociotechniques complexes, tels celui de la santé, doit tenir compte des pratiques situées et équipées, des relations entre divers acteurs humains/non-humains et différents mondes sociaux (Peine et Herrmann, 2012).
Les utilisateurs de ces technologies vont chercher à intégrer celles-ci à leurs pratiques, mais il est impossible d’anticiper la manière dont elles vont agir et faire agir les protagonistes, voire transformer les pratiques de soins. La seule chose que l’on peut prédire à cet égard est l’imprévisibilité des modes d’appropriation de ces technologies (Pols, 2012). Cette imprévisibilité repose sur la diversité des profils d’utilisateurs (ex., médecins, infirmiers, patients, aidants) et des types de technologies (ex., objets connectés, plateformes web et applications mobiles). Elle repose également sur la diversité des lieux (hôpital ou cabinet privé, dans une grande ou une petite ville, etc.), des environnements sociotechniques (ressources, outils et systèmes d’information), des situations médicales (soins de routine, suivi des maladies chroniques ou urgence) et des contextes de soins de santé plus larges dans lesquels elles sont intégrées et utilisées. Ces technologies s’inscrivent dans un enchevêtrement d’acteurs, de règles, d’objets, de discours, d’habitudes et de pratiques situés dans des environnements et des temporalités différents. Il est donc nécessaire de voir ces technologies comme « constituées par » des pratiques situées et des usages incarnés dans des réalités sociales multiples et complexes (Sicotte, 2023 ; Akrich et Méadel, 2004).
L’objectif général de ce numéro est donc de réunir des articles autour de la question des usages projetés et concrets des technologies numériques de santé en invitant les chercheur- e-s (de diverses disciplines des sciences de la santé, sciences sociales et humaines, sciences de l’ingénieur et gestion) à analyser le caractère socialement situé, incarné et équipé des usages des technologies numériques de santé et de « rendre visible » des pratiques sociales, des « trajectoires d’usage » imaginées ou réelles ou des processus de « domestication » (Nova et al., 2015 ; del Río Carral et al., 2019).
Axes
Nous acceptons des propositions d’articles qui s’inscrivent dans un des trois axes suivants.
Axe 1 : Télémédecine et activités du patient/soignant : soin distant, présence connectée et proximité re-négociée
L’usage de dispositifs de télémédecine s’est fortement intensifié depuis ces dernières années et de nouveaux modes de prestations de soins ont vu le jour. Aujourd’hui, « prendre soin » implique une mise à distance des personnes et des corps tout en valorisant une proximité avec les technologies (Peterson, 2016 ; Cherba et al., 2022 ; Grosjean et al., 2020 ; Papas et Seale, 2010). Les pratiques de soins se technicisent, s’instrumentent et amènent une mise au travail des acteurs que certains chercheurs nomment « travail invisible » ou invisibilisé (ex., Star et Strauss, 1999). Cette mise au travail des utilisateurs doit nous inciter à adopter une approche qui prend en compte les multiples expériences d’usages, et s’inscrit dans des pratiques à la fois situées, équipées et incarnées (Van Hout et al., 2018 ; Seuren et al., 2020 ; Grosjean, Matte et Nahon-Serfaty, 2021). Par ailleurs, la prise en charge à distance (par ex. lors des téléconsultations médicales et du télésoin) concourt à priver le praticien de tout un ensemble de « prises » lui permettant d’élaborer son jugement professionnel et d’agir en situation. L’incertitude clinique s’accroît mais le manque d’informations peut être compensé partiellement, par exemple grâce à un approfondissement de l’interrogatoire clinique, des délégations de tâches à un tiers présent aux côtés du patient ou le recours à des données supplémentaires (dossier médical informatisé, envoi préalable d’informations par le patient ou d’un proche aidant, etc.). De façon quelque peu contre-intuitive, la prise en charge à distance peut parfois même conduire à des « formes de distance qui rapprochent » lorsque certaines conditions sont réunies (interconnaissance et confiance préalables, accès aux informations cliniques lors de l’échange verbal, etc.) (Grosjean et al., 2020 ; Mathieu-Fritz, 2021).
Autant de constats qui soulèvent plusieurs questions : dans quels contextes et de quelles façons les praticiens (médicaux et paramédicaux) décident-ils de s’engager dans de nouveaux dispositifs numériques de prise en charge à distance (télémédecine ou télésoin) ? Quelles sont, dans ce cadre, les trajectoires d’usage qui sont observables ? Comment les utilisateurs échafaudent-ils des formes de confiance dans des dispositifs au statut flou et élaborent-ils une théorie de leurs nouveaux usages ? Symétriquement, quels sont les facteurs explicatifs des cas de faible développement des usages, d’abandon des pratiques émergentes et de non- usage ?
Axe 2 : Technologies d’autosurveillance et d’autosoin : du « soi quantifié » au « soin connecté »
L’écosystème des technologies d’autosurveillance et d’autosoin est foisonnant et de nombreux dispositifs ont été spécifiquement conçus afin d’évaluer divers symptômes en fonction des maladies ou de suivre l’évolution d’une pathologie. Par exemple, pour le cas du Parkinson, les données physiques ou cognitives telles que la marche, les tremblements, la parole sont collectées pour fournir des lignes directrices pour le traitement, notamment la gestion des médicaments, la thérapie cognitive ou la thérapie par la parole (Silva de Lima et al., 2020). Les personnes vivant avec des maladies chroniques telles que le diabète ou l’insuffisance cardiaque, peuvent être équipées d’outils de « self-tracking » ou de capteurs corporels, parfois implantables (Mathieu-Fritz et Guillot, 2017). Dans le cas de l’insuffisance cardiaque, le télémonitoring via des implants sous-cutanés sont à l’étude afin de prévenir la décompensation cardiaque, source d’hospitalisation avec un risque élevé de décès, et d’aider les patients à mieux comprendre et vivre leur maladie (Davat et Martin-Juchat, 2023). Ces technologies ont pour objectif soit de soutenir des activités de surveillance médicale et d’autosoin (ex., savoir observer des changements dans son corps), soit d’agir sur des symptômes, soit encore de gérer un traitement de façon partiellement automatisée ou de faire face aux conséquences physiques et psychologiques de la vie avec la maladie. Même si elles peuvent alléger certaines contraintes (sociales, cognitives, ou physiques) liées à l’autosurveillance de sa maladie, elles mettent néanmoins le patient et son équipe de soins « au travail » dans un univers déjà fortement équipé en artefacts (Mathieu-Fritz et Gérard, 2023). Dans certains cas, les technologies d’autosurveillance pourraient accroître la détresse des patients, en creusant l’écart entre la prise en compte des symptômes objectivés et le vécu subjectif de la maladie (Lomborg et al., 2020). De plus, les utilisateurs sont plus susceptibles d’abandonner ces technologies si elles ne s’intègrent pas facilement dans les routines quotidiennes (Jaana et al., 2019). D’ailleurs de nombreux dispositifs ne parviennent pas à soutenir les pratiques cliniques ou de soins, car, bien souvent, leur développement et déploiement ne tiennent pas compte des relations complexes qui se nouent entre la technologie, le numérique et les individus dans leurs contextes sociaux, historiques, culturels et économiques (Lupton, 2020, 2013 ; Arruabarrena & Quettier, 2013).
Dans le contexte des maladies chroniques, l’usage de ces dispositifs soulève de nombreuses questions qui méritent d’être posées : Comment les patients s’engagent-ils dans des pratiques d’autosoin « instrumentées » via des applications numériques ? Quelle(s) relation(s) les patients entretiennent-ils avec ces dispositifs ? Quelles pratiques sont mises en œuvre par les patients pour « donner sens » à des re-présentations numériques de soi en relation avec leur environnement ? Comment ces dispositifs s’intègrent-ils dans un écosystème de soin et font- ils évoluer la relation thérapeutique ? Comment leurs usages contribuent-ils à des formes plus ou moins développées de (re)définition de son corps et de soi ?
Axe 3 : L’intelligence artificielle (IA) et la médecine « 4P » (Personnalisée- Préventive-Prédictive-Participative) : de la « datafication » au clinicien/patient/soin « augmenté »
L’utilisation de systèmes dits d’intelligence artificielle (IA) en santé1 fait couler beaucoup d’encre, l’accent étant souvent mis sur les potentialités dans le diagnostic, la prise de décision clinique (ex., Monje et al., 2020) ; les récents développements alimentent aussi une vision d’une médecine personnalisée et prédictive (Barrett et al., 2019 ; Phillips et al., 2022). Les technologies intégrant l’IA et les systèmes de prise de décision algorithmique touchent un large éventail de contextes de soins allant de l’usage de l’IA en radiologie à l’interaction avec des robots sociaux ou agents conversationnels (Zhang et al., 2021 ; Nadarzynski et al., 2019 ; Due, 2023). Certaines technologies d’IA sont développées dans des contextes cliniques ou hospitaliers pour soutenir une médecine personnalisée et améliorer le diagnostic, mais d’autres technologies sont développées pour être utilisées par les patients et les soignants avec pour objectif de soutenir l’autogestion de la maladie et d’améliorer l’accès à des ressources personnalisées (Neuhauser et al., 2013 ; Kreps et Neuhauser, 2013). Or, une tendance à inscrire le développement de l’IA en santé dans un récit techno-déterministe est observable (Grosjean, 2019). Et, la rhétorique du déterminisme technologique est ici encore bien présente et accompagne le développement de l’IA en santé, reléguant les processus par lesquels la technologie est configurée et reconfigurée dans la pratique au second plan (Leonardi et Jackson, 2004). D’ailleurs, nombreux sont ceux qui parlent d’une « vérité dérangeante sur l’IA dans les soins de santé » (Panch et al., 2019) parce que l’usage de l’IA en contexte réel de soins interroge la relation que des professionnels de la santé et des patients entretiennent avec ces technologies et avec les données qu’elles génèrent.
De nombreux discours utopiques et technicistes portent essentiellement sur la possibilité de déléguer « aux machines dites intelligentes » le travail de soin. Délégation qui est porteuse d’enjeux à la fois sociaux, communicationnels et cliniques soulevant de nombreuses questions : qu’accepte-t-on de déléguer à la « machine » lors d’un diagnostic clinique ? Comment se constitue la confiance envers une technologie d’IA ? Quels sont les « scripts » (Akrich, 1995) que ces technologies inscrivent ou incorporent dans leurs algorithmes ? En quoi l’usage de ces technologies va-t-il reconfigurer les interactions patient/soignant ? Quelle est la place accordée aux utilisateurs dans le design de ces technologies ? Quelles interactions et processus discursifs vont soutenir l’élaboration d’un raisonnement clinique lors de l’utilisation d’un système d’IA ? Nous dirigeons-nous vers une forme de « soin augmenté » reconfigurant à la fois la pratique clinique et les interactions patient/soignant ? On voit émerger au sein de la communauté francophone de recherche, un intérêt marqué pour une étude des usages projetés, concrets et situés de l’IA en santé afin de dépasser la rhétorique techno- déterministe dominante, mais aussi avec pour objectif de développer une « éthique des usages » (Ménissier, 2023), autrement dit une éthique située, incarnée et ancrée dans des pratiques sociales. Il importe donc d’entrer dans un type d’analyse par les pratiques, l’activité afin de mieux comprendre les usages de l’IA en santé.
Direction du numéro
- Sylvie GROSJEAN, Professeure titulaire au département de Communication, Université d’Ottawa. Titulaire de la Chaire de recherche en francophonie internationale sur les technologies numériques en santé.
- Alexandre MATHIEU-FRITZ, Professeur des universités en Sociologie, Université Gustave Eiffel, LATTS (UMR-8134)
- Fabienne MARTIN-JUCHAT, Professeure des universités en Sciences de l’Information et de la Communication, Université Grenoble Alpes, GRESEC (EA-608)
- Ambre DAVAT, Post-doctorante en Sciences du Langage à Université Grenoble Alpes, GRESEC (EA-608)
- Dilara Vanessa TRUPIA, Post-doctorante en Sociologie, Université Gustave Eiffel, LATTS (UMR-8134)
Calendrier prévisionnel
- Diffusion de l’appel : 1ier mai 2024
- Date de réception résumés : 6 septembre 2024
- Retour des évaluateur.ices : 4 Octobre 2024
- Envoi de l’article complet (pour les résumés retenus) : 20 décembre 2024
- Retour des évaluateur.ices : 1ier février 2025
- Retour de la version finale de l’article : 1ier mars 2025
Modalités de soumission
Les propositions anonymisées et rédigées en français prendront la forme d’un résumé (environ 5000 caractères espaces compris) présentant le contexte, la problématique, la méthodologie employée, les principaux résultats, la conclusion/apport de la recherche. Le résumé doit être complété par une bibliographie qui récapitulera les principales références mobilisées dans le texte pour soutenir l’argumentaire. Il doit être soumis sur la plateforme d’édition scientifique NumeRev
avant le 6 septembre 2024
Les textes complets feront entre 30 000 et 40 000 caractères (espaces compris).
La plateforme NumeRev
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D’une manière générale, votre texte est accessible depuis votre Tableau de bord, dans le bloc Tâches en cours, tant qu’il n’est ni soumis pour évaluation, ni en cours d’évaluation.
Références bibliographiques
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