[AAA] Soutien social et pair-aidance numériques Entre pouvoir d’agir et instrumentalisation
« Woods Hole. Minuit. Je suis assis dans l’obscurité de la chambre de ma fille. Audessus du moniteur se trouve son unité d’aspiration portable. À la lueur de la lampe de poche qui m’aide à écrire, on dirait les boyaux en plastique d’un modèle humain de classe scientifique, les tubes enroulés autour de l’alimentation électrique, le réservoir, la pompe1 […] » (Rheingold, 2000 : 4). Ces propos tirés d’un post de Jay Hallison, alors pionnier du WELL (Whole Earth ‘Lectronic Link), l’une des premières communautés en ligne d’envergure à la fin des années 1990, montrent comment les espaces de communication partagées en ligne ont toujours été des dispositifs sociotechniques mis à profit pour partager des expériences, parfois heureuses, mais mais souvent angoissantes. Ces dernières constituent autant d’appels à l’aide auxquels les autres personnes en ligne pourront répondre. Et Jay Hallison de poursuivre que « toute difficulté est plus difficile à supporter dans l’isolement. Il n’y a rien à quoi se mesurer,sur quoi s’appuyer. En tapant les informations de mon journal sur l’ordinateur pour les faire circuler en ligne, j’ai trouvé la fraternité et le réconfort dans ce média improbable » (ibid., 2000 : 5). Comme le montre cette émouvante illustration, depuis l’origine de l’Internet, la communication ainsi médiatée a été le théâtre de créations de liens de soutien et d’aide entre les usagers. C’est ainsi que des formes de solidarités numériques ont émergé, permettant notamment à des individus isolés comme Jay de bénéficier d’informations précieuses ou de conseils bienveillants qui n’étaient alors pas disponibles dans leur sphère de proximité.
L’Alleged Lunatic Friends’ Society, fondée en Angleterre vers 1845, serait le premier groupe de soutien social ou pair-aidance documenté ; vers la fin du xixe siècle, des groupes de pairs protestaient contre les lois sur l’internement involontaire (O’Hagan et al., 2016). Le soutien social en santé, et donc de la pair-aidance, n’est pas un phénomène récent. En France, les communautés de soutien, par exemple autour du sida, ont également fait l’objet d’études dans une période qui précède l’Internet grand public (Rosman, 1994), mettant en évidence leur agentivité et contribuant même à la recherche (Rabeharisoa et Callon, 2002). Le phénomène prend des formes renouvelées sous l’influence du développement des technologies de communication et en particulier de l’Internet. Comme le montre la précédente vignette, l’Internet apparait dès lors comme un pourvoyeur de ce qu’il est commun d’appeler aujourd’hui le soutien social en ligne (Cherba et al., 2019) ou numérique.
Le soutien social, spécialement dans le domaine de la santé qui intéresse ici, tend à être défini à partir d’une dialectique entre soutien informationnel et cognitif d’une part, et soutien émotionnel et affectif d’autre part. Cette modélisation se trouve développée dès 1992 par Carolyn E. Cutrona et Julie A. Suhr qui l’affinent en mettant l’accent sur cinq types de soutien : informationnel (partage d’informations et de conseils), émotionnel (apport de réconfort, d’encouragements et d’affection), d’estime (compliments, validation et réassurance), de réseau (sentiment d’appartenance à un groupe), et aide pratique tangible. Cette approche est fortement présente en psychologie et psycho-sociologie de la santé ou de l’action sociale (Cherba et al., 2019). L’intérêt pour le soutien social doit être mis en relation avec l’idée originelle de la démocratie en santé et l’agentivité qu’elle suppose. Il s’agit dès lors de rendre le patient acteur de son parcours de soin. Dès lors, dans cette logique d’empowerment du patient ou de la personne fragile, l’environnement informationnel et communicationnel du malade devient central.
En effet, en responsabilisant le patient, on reconnait en creux sa capacité d’agir et donc de s’informer sur sa maladie en-deçà et au-delà des savoirs biomédicaux prodigués par les professionnels de santé. Par ailleurs, le suivi longitudinal de patients atteints de maladies chroniques (diabète, obésité, cancers, etc.) prend en compte la qualité de vie quotidienne du malade. Et cette qualité de vie peut être accompagnée judicieusement des conseils de malades ayant eux-mêmes dû traverser une épreuve dont les répercussions sur les routines professionnelles comme familiales sont importantes. Toutefois, celle-ci n’est pas dénuée d’obstacles et d’enjeux complexes en lien avec des compétences informationnelles et communicationnelles.
Dans un même temps, la généralisation du web social et de ses Services et applications communautaires sur l’internet (Galibert, 2004) offrent des espaces interactionnels en ligne dans lesquels la pair-aidance peut se développer. Ces communautés de patients, voire d’accompagnants/proches-aidants, portées par des entreprises dédiées à la communication numérique, des associations ou des initiatives auto-spontanées, peuvent tout autant agir en complément du geste médical et thérapeutique que s’opposer à une parole institutionnalisée considérée comme déshumanisante.
Si les sciences de l’information et de la communication (SIC) ne sont pas les seules à s’intéresser à l’étude du soutien social, les enjeux informationnels et communicationnels méritent une approche spécifique. En effet, les SIC, ou sciences de la communication dans certaines zones géographiques, comme d’autres sciences humaines et sociales se donnant pour objet les processus de communication, constituent un espace épistémique, épistémologique et méthodologique propice à l’étude et à la compréhension de ces phénomènes de soutien social numérique ; et ce, pour traiter d’enjeux informationnels, comme l’importance des littératies numériques ou en santé et d’enjeux communicationnels, autour, par exemple, de l’agentivité des individus comme des collectifs. En effet, le corpus de connaissances en information-communication, en ce qui concerne les enjeux de la communication numérique en santé, se renforce dernièrement (Cordelier et Galibert, 2021 ; Lévy et Thoër, 2013 ; Morillon, 2021 ; Gardère et al., 2015). Pensons aux ressorts de l’expertise profane, amatrice ou expérientielle en ligne sur les questions de santé (Lemire, 2009 ; Romeyer, 2010 ; Thoer et al., 2012 ; Simon et al., 2020), aux différentes formes de solidarités en ligne.
Un regard en sciences humaines et sociales sur les formes et les normes du soutien social en ligne peut déboucher sur une nécessaire mise à distance dès lors qu’il porte sur les objets et processus communicationnels. En effet, la demande sociale, forte quant à la co-construction et au design de dispositifs sociotechniques encadrant et/ou développant la pair-aidance numérique, pousse à viser l’efficacité thérapeutique, voire la rentabilité financière. Ainsi est-il nécessaire de proposer un regard interrogeant le solutionnisme technologique (Morozov, 2014) fortement prégnant dans le secteur de la santé et du soin. Il en va de même de la nécessité de questionner la nature néolibérale d’une responsabilisation excessive d’un patient, dont les capacités relationnelles à solliciter l’intelligence collective et relationnelle de ses pairs en ligne constituerait une part non négligeable du succès de sa thérapie ou, tout simplement, de son bien-être. Il s’agira ainsi de proposer, dans le cadre de ce dossier, un panorama critique et réflexif sur toutes les formes de pair-aidance numérique en santé.
Pour ce faire, il sera question d’articuler les futures contributions selon quatre axes complémentaires. Ces derniers n’ont pas prétention à exhaustivité mais dessinent une orientation réflexive quant à des analyses de données empiriques et des propositions théoriques. Celles-ci peuvent s’inscrire tant dans des recherches-interventions que dans des approches plus compréhensives étudiant les processus d’info-communication dans une perspective multidisciplinaire :
Axe 1 : Perspectives et limites des expériences de soutien social en ligne
Ce premier axe a pour vocation d’accueillir toute proposition interrogeant la mise en place de processus de médiations numériques entre pairs dans une optique de santé. Ce faisant, les contributions devront pointer tout autant le déploiement de formes de solidarité thérapeutique épistémique ou relationnelle que leur absence le cas échéant, ainsi que les questionnements sur les enjeux d’épuisement des pairs-aidants comme professionnels. Ouverte aux approches propres à la sociologie des usages des technologies numériques, d’information et de communication (TNIC) (Jouët, 2000) ou à l’ethnographie en ligne (Hine, 2015), les recherches présentées, fortement ancrées dans des terrains originaux, proposeront un regard équilibré entre approches heuristiques, critiques et pragmatiques des pratiques de pair-aidance numérique comme des perspectives sur l’intelligence artificielle et les algorithmes (Khazaal et al., 2021) ; et ce, quelles que soient les pathologies mentales ou physiologiques présentes dans les terrains d’investigation.
Axe 2 : Le soutien social au prisme de l’empowerment et de l’inclusion numérique
En lien direct avec ce premier axe, les contributions insérées dans ce deuxième axe proposeront une focale sur les perspectives émancipatrices que représente la pair-aidance en ligne, mais également sur les risques d’exclusion que celle-ci fait peser sur des patients empêchés quant à la généralisation de la communication écrite, la disponibilité faible liée à une thérapie épuisante ou la fracture numérique qui touche souvent les plus fragiles. Les écrits poseront la question de la capacité d’action au carrefour de la littératie en santé et de l’agentivité. De même, les politiques d’acteurs visant à l’inclusion numérique des patients pourront trouver une place.
Axe 3 : Instrumentalisation du soutien social numérique
Ce troisième axe tendra à interroger tous les dispositifs socio-numériques et toutes les pratiques de soutien social s’inscrivant dans une dynamique d’instrumentalisation par des organisations ou des institutions de santé. Par exemple, il s’agira de questionner la construction de plateformes communautaires par des établissements de santé ou par des start-up du secteur, mobilisant l’expertise des pairs dans une logique d’efficacité non seulement thérapeutique mais aussi économique. Dans le contexte du business model propre au Web dit 2.0 (O’Reilly, 2005), il sera également question de comprendre les modalités marketing et managériales d’exploitation de l’intelligence collective, cognitive et émotionnelle ise au service du cure et du care.
Axe 4 : Professionnalisation du soutien social numérique
Ce faisant, il pourra s’avérer judicieux de concentrer l’analyse sur les pratiques tendant vers des formes de professionnalisation en raison de l’engagement nécessaire des patients-experts ou des patients-modérateurs/animateurs de communautés, qui s’inscrivent dans une institutionnalisation, voire une monétisation du soutien social numérique (Djahanchahi et al., 2021). Les parcours de formation, ou encore la diplomation de certains pairs-aidants pourraient constituer une manière originale de comprendre les luttes pour la reconnaissance de certains patients (Jouet et al., 2010 ; Tourette-Turgis, 2013). De même, l’autoproclamation de certains patients comme influenceurs ou influenceuses « santé », ainsi que les pratiques liées, pourront être étudiées sous l’angle de la professionnalisation du soutien social numérique.
Références
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Djahanchahi S., Galibert O. et Cordelier B., 2021, « Vers une catégorisation info-communicationnelle de l’expertise dans les communautés de santé en ligne », dans B. Cordelier et O. Galibert (éds), Communications numériques en santé, vol. 5, Londres, Iste Éd.
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Coordination
- Benoît Cordelier (Université du Québec à Montréal)
cordelier.benoit[at]uqam.ca
- Olivier Galibert (Université de Bourgogne)
olivier.galibert[at]iut-dijon.u-bourgogne.fr
Recommandations aux auteur·es et calendrier
Voir sur le site de la revue Questions de communication : https://journals.openedition.org/questionsdecommunication/3074
Date limite de soumission : 15 mars 2022 (format : 2 à 3 pages)
Retour des décisions aux auteur·es des propositions : 15 avril 2022
Date limite de remise des textes aux coordinateurs : 15 septembre 2022 (format : 50 000 signes espaces comprises maximum)
Parution : 1er semestre 2023