[AAA]Salarié·e·s d’en bas. Pratiques de travail, trajectoires et imaginaires
Numéro thématique des Cahiers d’études africaines
Publié le mardi 26 novembre 2019 par Anastasia Giardinelle
Coordonné par Etienne Bourel et Guillaume Vadot
Le présent appel s’appuie, en ce qui concerne le travail sur le continent africain, sur le constat d’un double renouvellement ces quinze dernières années. En termes de réalité empirique d’abord, dans la mesure où de fortes croissances économiques et de nouveaux déploiements de la mondialisation ont entraîné une dynamique d’expansion portée surtout par le secteur privé, et ont conduit au développement de nouvelles formes de travail ainsi qu’à une augmentation – jusque-là bien peu documentée – de la fraction salariée des classes populaires dans de nombreux pays.
En matière d’approches scientifiques ensuite, puisque, après le choc constitué par les ajustements structurels, le regard s’est déplacé vers d’autres figures sociales (à l’image de l’entrepreneur·e plus ou moins « formel·le » (Geschiere & Könings 1993 ; Ellis & Fauré 1995 ; Saint-Lary et al.2009)), ou vers des problématiques transversales au sein desquelles le travail est subsumé. Plus récemment, de nouvelles démarches de recherche ont émergé pour rendre compte des processus capitalistes en cours, dans leurs configurations socio-politiques locales (Knierzinger 2017) comme à travers l’étude des chaînes globales d’approvisionnement (supply chains) (Bair 2009) ou du phénomène d’accaparement des terres (land grabbing) (Borras, Edelman & Oya 2016).
Dans ce contexte, travail et travailleur·se·s subalternes et (souvent) manuel·le·s ont bien moins retenu l’attention que cela n’avait été le cas dans les années 1970 et 1980 (Copans 2014). S’il est évident que la réalité sociale a changé entre cette époque et aujourd’hui, et que les espoirs placés dans la modernisation industrielle du continent se sont effrités (Ferguson 1999), il n’en serait pas moins faux de s’en remettre à une historiographie excessivement clivée et potentiellement normative (Lachenal & Mbodj-Pouye 2014). Dans l’Afrique contemporaine, l’emploi reste un objet politique, support de promesses, de négociations et de contestations ; les entreprises et les lieux de travail salarié constituent des espaces incontournables pour l’observation des dynamiques sociales et politiques. S’il est vrai que l’engouement pour l’informel qui a marqué les années 1990 n’aurait pas dû faire négliger l’importance d’étudier les salarié·e·s et entreprises des pays du Sud (Cabanes, Copans et Sélim 1995), le travail et les relations de propriété (Berry 1993), ne serait-il pas, de même, erroné aujourd’hui de généraliser hâtivement la remarque de James Ferguson (2006) selon laquelle, désormais, le capital « saute » d’un lieu à un autre sans nécessiter de travail ni s’ancrer dans les sociétés ?
L’agriculture à grande échelle (Li 2011), les transports, les usines, les sociétés de sécurité, les chantiers forestiers ou encore le secteur du bâtiment, qui est en plein boomdans de nombreux pays aussi bien à travers les grands chantiers que via la petite construction privée, ont ainsi mobilisé une main-d’œuvre grandissante ces dernières années, tandis que le secteur minier réinventait les manières de mobiliser la sienne (Rubbers 2018). Corrélativement, on a pu observer depuis le début des années 2000 une entrée toujours plus importante des femmes dans ce type de salarisations (Sender, Oya & Cramer 2006 ; Konings 2012 ; Benya 2017), phénomène qui reste encore en bonne partie à explorer dans son étendue comme ses implications. Étudier ces nouvelles dynamiques d’ouvriérisation et de salarisation recouvre donc pour commencer un enjeu de connaissance quantitative, statistique, que les recherches sur la catégorie de « classes moyennes » en Afrique (Darbon & Toulabor 2014) ont parfois amorcé, mais qu’il faut chercher à pousser plus loin tout en les resituant ici socialement dans les groupes populaires.
C’est donc sur ces sites du travail, qu’ils soient ou non nouveaux, que veut se pencher de manière privilégiée ce numéro. Son ambition est de contribuer aux discussions sur les transformations en cours au sein des sociétés africaines en s’intéressant aux trajectoires suivies et la place prise par les travailleurs et travailleuses salarié·e·s d’exécution. Et, ce faisant, de mettre en question le concept d’enclave à partir duquel ont été de plus en plus fréquemment abordées les activités industrielles sur le continent. En s’appuyant sur la sociologie et l’anthropologie de l’entreprise, du travail, mais aussi des migrations et le tournant vers la mobilité pris par ce dernier champ (Sheller & Urry 2016), il s’agit de rendre compte des dynamiques sociales qui contribuent à la formation de toute main-d’œuvre : la place du salariat dans les trajectoires individuelles, les migrations, les arrangements qui permettent la stabilisation (travail à-côté, logement), ou encore les styles de vie. Sans oublier l’activité de travail elle-même, curieusement un parent pauvre des générations précédentes de la littérature (Freund 1984 ; Agier, Copans & Morice 1987). Expérience commune mettant en jeu les corps, un horizon technique (Ouédraogo & Fofana 2009) ainsi que les dimensions relationnelles et politiques de la construction de la personne et des groupes (Bourgois 1989 ; Hayem 2008), l’activité de travail gagne elle aussi à être observée sans l’isoler, en rapport avec la socialisation d’ensemble des ouvrier·ère·s ou employé·e·s. En somme, l’enjeu consiste à se mettre en mesure de rattacher l’expérience salariée aux processus sociaux – et, potentiellement, aux transformations – d’ensemble qui la configurent, pour les éclairer réciproquement.
La problématique qui vise à aborder l’expérience ouvrière ou employée dans un ensemble « populaire » plus large peut s’inspirer de travaux de sociologues, d’anthropologues et d’historiens non exclusivement africanistes, qui ont souligné la porosité des frontières au sein d’un ensemble populaire vaste et mouvant (Thompson 1964 ; Althabe 1988 ; Weber 1989 ; Retière 1994 ; Noiriel 2002 ; Schwartz 2012 ; Vigna & Zancarini-Fournel 2013). Ce faisant, il devient possible d’envisager la place prise dans les socialisations par le travail comme activité et par la salarisation comme espace de contraintes et d’opportunités, sans en préjuger par avance, et sans mettre de côté les expériences ou les régimes d’identification concomitants voire alternatifs.
Cet apport permet un déplacement vis-à-vis des nombreux travaux – aujourd’hui souvent négligés – qui ont été menés dans le passé à propos des travailleur·se·s africain·e·s. C’est en effet souvent en partant de la rupture que les salarié·e·s étaient censé·e·s incarner vis-à-vis du reste de la réalité sociale que celles et ceux-ci ont été abordé·e·s, qu’il s’agisse de considérer ensemble le groupe des « travailleurs modernes » ou « évolués », ou, plus tard, d’évaluer le potentiel politique spécifique des ouvrier·ère·s (Sandbrook & Cohen 1975). En réalité, et malgré l’effort fourni en ce sens par l’administration sous le colonialisme tardif (Mamdani 2004 ; Rubbers & Poncelet 2015), la segmentation des sociétés africaines par le type de travail est restée limitée. Les salarié·e·s ne sont jamais devenu·e·s la classe séparée et domestiquée que projetait l’administration (Cooper 2004). Réinscrire ouvrières et ouvriers dans le populaire revient donc également à se départir de tout préalable prescriptif en ce qui concerne la fabrique de leurs comportements et compétences politiques, ainsi que des rapports à l’État – mais, aussi, à faire de la question de leur politisation un point d’intérêt parmi d’autres et non un enjeu obnubilant l’attention.
En fournissant une référence commune, la problématique de la formation de la « classe ouvrière », sous l’influence de l’historien britannique E. P. Thompson, a donné lieu néanmoins à de nombreuses explorations concernant l’influence de la religion (Lubeck 1986), des migrations (Burawoy 1972 ; Van Onselen 1976 ; Agier 1987) de la cohabitation avec d’autres couches populaires urbaines (Jeffries 1978 ; Waterman 1979 ; Van Onselen 1982), des rapports entre syndicalisme et histoire sociale locale (Iliffe 1970 ; Crisp 1984 ; Cooper 1987). Ce faisant, ces diverses monographies, que l’on doit essentiellement à des auteurs anglophones, offrent une ressource historiographique majeure, et même la possibilité pour les chercheur·se·s d’aujourd’hui de faire de la revisite ethnographique (Burawoy 2010) de terrains anciens une des modalités heuristiques pour de nouveaux travaux.
Ces dernières années, l’analyse du travail en Afrique a été largement renouvelée par des travaux inscrits dans le champ de l’histoire globale (Van der Linden 2008), recherches dont la dynamique a été couronnée cette année par une publication de synthèse à l’occasion des cent ans de l’Organisation Internationale du Travail (Bellucci & Eckert 2019). Prenant acte justement de l’absence de segmentation absolue selon l’occupation, ce courant insiste sur l’enchâssement entre elles des différentes formes de travail et d’emploi – domestique, agricole, artisanal, commercial, entrepreneurial, salarié, public et privé – pour tenter d’en bâtir une compréhension intégrant les contraintes financières, productives, sociales et politiques et leur connexion à l’échelle du monde.
Tout en s’appuyant sur ces nouveaux éclairages, le choix opéré par ce numéro de centrer son attention sur le travail et les travailleur·se·s salarié·e·s subalternes s’accompagne d’un intérêt pour la différentiation et la reproduction sociale. La question est ainsi de savoir quelle est la place prise par le travail salarié subalterne (et souvent manuel) dans ces phénomènes plus vastes. Autrement dit, de déterminer à quelles « chances de vie » (Weber 2003) permettent ou non d’accéder ces salarisations, et si et en quoi elles contribuent aussi bien à la diversification des expériences et des imaginaires au sein des classes populaires qu’à la délimitation de ces dernières vis-à-vis de groupes mieux dotés et de trajectoires sociales inaccessibles. Ainsi n’est-il pas plus ici question d’assigner aux ouvrier·ère·s d’Afrique telle propension politique que de les réduire à une figure de l’affliction, mais plutôt d’évaluer la place de ces salarisations – souvent partielles, souvent temporaires – dans les dynamiques sociales contemporaines et l’évolution des représentations.
Modalités de soumission
Pour cela, les propositions reposant sur un travail de terrain récent seront particulièrement valorisées. Celles-ci, de même qu’ultérieurement les articles, peuvent être rédigées en anglais ou en français, et devront chercher à éclairer l’un des enjeux soulignés par cet appel.
La date limite pour leur envoi est fixée au vendredi 31 janvier 2020 à minuit (GMT+1).
Leur format ne devra pas excéder 500 mots.
Ces propositions devront être envoyées à guillaume.vadot@sciencespo.fr et e_bourel@yahoo.com.
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