[AAA]Sociologie, criminologie et travail social : interactions et intersections (pluridisciplinaires / interdisciplinaires) heureuses et/ou malheureuses ?
Coordination scientifique
- Manuel Boucher
Manuel BOUCHER est professeur de sociologie à l’Université de Perpignan Via Domitia (UPVD), responsable de l’axe 3 « Sciences de l’intervention et transformations sociales » du Laboratoire Communication Ressources Humaines Intervention Sociale (CORHIS – EA 7400 UPVD-UPVM). Il a été directeur du Laboratoire d’étude et de recherche sociales (LERS) de l’IRTS-IDS Normandie de 2003 à 2017 dont il est aujourd’hui vice-président. Il est également responsable du Réseau Thématique « Normes, déviance et réactions sociales » de l’Association Française de Sociologie (RT3), président de l’Association des Chercheurs des Organismes de la Formation et de l’Intervention Sociales (ACOFIS), directeur scientifique du GIS – Centre de Recherche International sur les Transformations et l’Intervention sociales (CRITIS), co-fondateur du Pôle Recherche Intervention Sociale Occitanie Méditerranée (PRISOCM) et directeur éditorial de la revue Sciences et Actions Sociales.
- Christian Mouhanna
Christian Mouhanna est Sociologue, chercheur au CNRS, membre du CESDIP (Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales) a effectué de nombreuses recherches sur les forces de sécurité (police, gendarmerie, armée), les tribunaux et les politiques pénales, ainsi que sur le milieu carcéral. Ses derniers travaux portent sur la déontologie policière, et l’usage des technologies par les forces de l’ordre. Il est notamment le coauteur de Justice ou précipitation : l’accélération du temps dans les tribunaux, avec B. Bastard, D Delvaux et F Schoenaers, Rennes, PUR, 2016 et l’auteur de La Police contre les citoyens ?, Éditions Champ Social, Collection Questions de société, Nimes, 2011.
Argumentaire
En sociologie, même s’il existe différents courants qui privilégient pour les uns, une « sociologie du système » (fonctionnalisme, structuralisme) s’intéressant d’abord à la connaissance des systèmes sociaux, de leurs fonctions, de leur degré d’intégration et de leur capacité à s’adapter au changement et pour les autres, une « sociologie de l’acteur » (interactionnisme symbolique, ethnométhodologie, sociologie de l’action) s’attachant surtout aux significations des conduites des acteurs (individus ou groupes) engagés dans des rapports sociaux, depuis le temps des fondateurs de la sociologie (Durkheim, 1894 ; Weber, 1919), la démarche sociologique fait aujourd’hui consensus parmi les sociologues pour décrire ce que représente le projet scientifique de cette discipline (Paugam, 2012). En tant que branche des sciences sociales qui ont en particulier l’Homme pour objet d’étude (Calhoun et Wieviorka, 2015), la sociologie a effectivement un projet scientifique propre : comprendre et expliquer scientifiquement la réalité sociale. Avec des méthodes de recherche (qualitative et/ou quantitative) spécifiques : des questionnaires, des entretiens, des observations, etc., comme l’écrit Bernard Lahire, la sociologie « décrit et analyse nombre d’univers sociaux, du monde des ouvriers à celui de la grande bourgeoisie, pénètre dans les coulisses d’une multitude de métiers ou d’activités, étudie des pratiques variées, des plus légitimes aux moins légitimes ainsi que toutes sortes de situations vécues comme problématiques » (Lahire, 2016, p. 86). Ainsi, au-delà des idées reçues soulignant que c’est le hasard, le destin ou la nature qui ont amené au développement d’un phénomène nouveau ou d’un comportement individuel et collectif (choix d’une filière scolaire et professionnelle, d’un conjoint, préférence musicale, etc.), « la sociologie permet de reprendre le pouvoir sur une réalité qui s’impose comme une évidence » (Ibid., p. 90). Dans le cas de la sociologie de la déviance, celle-ci « montre que les conduites délinquantes sont produites par des contextes et des “forcesˮ sociales bien plus que par le caractère “perversˮ de leurs auteurs » (Dubet, 2011, p. 74). Néanmoins, aujourd’hui, en confrontation, interaction, voire en concurrence avec la sociologie, plusieurs champs professionnels concernés par les phénomènes de déviances et de délinquances, en particulier la criminologie et le travail social, souhaitent se construire et se faire reconnaître en tant que disciplines « scientifiques » et/ou « académiques » au même titre que la sociologie.
La criminologie (du mot latin crimen, crime et du mot grec logos) peut se définir comme l’étude pluridisciplinaire du « phénomène criminel ». Elle prend appui sur les sciences humaines (psychologie, sociologie, droit, etc.) pour connaître les délits, les délinquants, les victimes, la criminalité et les réactions sociales face au crime (Mucchielli, 1994). En apparence, sociologie et criminologie semblent étroitement liées. Émile Durkheim (2022) s’est beaucoup intéressé au crime et à son impact sur la société. Dans une logique d’interdisciplinarité, la criminologie offrirait une ouverture à la sociologie en intégrant le droit, la psychologie, la médecine, voire dans certains cas des disciplines relevant des sciences dures. Pourtant, si au Royaume-Uni, en Belgique ou au Canada, la criminologie est reconnue en tant que discipline par l’Université, en France les tentatives pour faire de même ont échoué. La criminologie reste pour l’essentiel une sous-discipline du droit ou de la psychologie. En effet, pluridisciplinaire, la criminologie souffre encore aujourd’hui d’une histoire associée à la « criminalo-biologie » et d’une posture hyper-fonctionnaliste au service des acteurs de la sécurité (Cusson, 1983, 1998). Dans la pratique, la criminologie a surtout l’ambition de faire de la prospective. Ainsi, si l’on laisse de côté la dimension politique, idéologique, ou opportuniste (création de postes) qui a entouré des débats sulfureux en France durant l’année 2012 et que l’on se recentre sur les questions scientifiques que génèrent la confrontation entre sociologie et criminologie, renvoyant en grande partie à des débats anciens, comme ceux opposant Gabriel Tarde à Cesare Lombroso à la fin du XIXème siècle, il apparaît que même si l’objectif de la criminologie varie d’un pays à l’autre, il se détache souvent l’idée d’une « science » et/ou d’une « discipline » qui poursuit un objectif précis : la lutte contre la délinquance. Dans cette optique, pour les criminologues qui considèrent que la délinquance varie en raison inverse de l’intégration des individus aux groupes sociaux, il s’agit d’aider la société à imposer son emprise sur ses membres, en les amenant à se soumettre aux règles du droit et de la morale. Pour cela, les criminologues pensent intéressant de combiner des « contrôles sociaux informels » (interventions et sanctions grâce auxquelles les membres des réseaux et les groupes de proximité s’encouragent mutuellement à se conformer aux règles du jeu social), de la « prévention situationnelle » (mesures non-pénales ayant pour but d’empêcher le passage à l’acte en modifiant les circonstances particulières dans lesquelles des délits sont commis ou pourraient l’être. Par exemple, la surveillance, les obstacles physiques tels les clôtures, portes blindées, etc., les contrôles d’accès, le détournement des délinquants de leurs cibles) et enfin la « sanction pénale » (arrestations, poursuites judiciaires, condamnations, punitions). Pour les criminologues, il s’agit de restaurer un équilibre, celui des attentes, des normes et des valeurs entre la société normative et les individus jugés déviants. Par conséquent, l’instauration ou la restauration de la contrainte sociale est considérée comme un gage de succès contre les actes déviants, qu’ils soient anomiques ou d’une autre nature. Avant tout, il s’agit de maintenir une pression à la conformité.
Le travail social professionnel, quant à lui, est d’abord un choix de société. Il est le fruit d’une volonté politique cherchant à réguler et combattre les inégalités. Comme l’écrit Robert Castel, « ʺLe socialʺ va être cet ensemble de dispositifs, assistanciels et assurantiels, constitués d’une manière volontariste, pour maintenir et surtout pour rétablir une certaine solidarité entre les différents membres et groupes au sein de la société moderne, principalement en direction des plus défavorisés d’entre eux, ceux qu’un auteur du XIXème siècle appelle ʺles blessés de la civilisationʺ » (Castel, 1989, p. 173). Cette volonté politique prend alors la forme d’un ensemble d’activités sociales conduites par des personnes qualifiées (assistants sociaux, éducateurs spécialisés, éducateurs techniques, conseillers en économie sociale et familiale, etc.) combinant des compétences professionnelles (connaissances, rigueur, efficacité, responsabilité, créativité, etc.) avec des valeurs humaines (respect de l’individu considéré comme un acteur capable de transformation), démocratiques et républicaines (croyance en des actions de solidarité et de justice sociale comme facteurs de changement social). Dans la pratique, entre contrôle, pacification et émancipation (Boucher, 2004, les travailleurs sociaux agissent dans le cadre d’une mission autorisée et/ou prévue par la loi, au sein de structures publiques ou associatives, en faveur de personnes ou de groupes vivant des difficultés, afin de contribuer avec eux à la résolution de leurs problèmes. Aujourd’hui, en France le travail social bénéficie même d’une définition intégrée dans le Code de l’Action Sociale et des Familles (art. D. 142-1-1).
Ainsi, le travail social et la sociologie n’ont pas la même finalité. D’un côté, la sociologie a d’abord pour vocation de produire des connaissances et de permettre à la société de se penser elle-même. Alain Touraine souligne que « la sociologie n’existe qu’à partir du moment où les sociétés ne sont plus situées par rapport à un ordre qui leur est extérieur mais saisies dans leur historicité, dans leur capacité de se produire » (Touraine, 1974, p. 15). De l’autre, le travail social vise avant tout à combattre et réduire les inégalités (Boucher, 2020), pour autant, une partie des acteurs du champ social revendique l’existence d’une « recherche en travail social » spécifique, voire d’une « science du travail social » en capacité d’analyser et d’agir sur les phénomènes de déviance et de contrôle social entendu (Robert, 2000) comme l’ensemble de mécanismes et processus rendant possible l’ordre social à partir de deux postures principales : le contrôle social prévient la déviance (socialisation) ; le contrôle social réagit et constitue la déviance (réaction sociale).
Dans ce contexte, dans cet appel à publication, à partir de travaux de recherche et/ou d’expériences collaboratives singulières entre sociologues, criminologues et acteurs du champ social, politique, militant, associatif, administratif, économique, il s’agit de se demander si, en comparaison au projet sociologique, la criminologie et le travail social sont des disciplines « scientifiques » et/ou « académiques » en devenir, pouvant pleinement s’inscrire dans la branche des sciences sociales, c’est-à-dire en capacité d’interagir (objets d’études, concepts, méthodes, etc.) avec la sociologie de la déviance dans un intérêt réciproque pour renouveler l’étude critique des phénomènes de déviance, de délinquance et de contrôle social ; ou au contraire, elles sont des tentatives de contournement de l’exigence sociologique de la part de « promoteurs de morale » construisant des « alter-sciences » au service de l’ordre social plutôt que de la compréhension des rapports sociaux producteurs des normes, déviances et réactions sociales ? En effet, alors que le projet sociologique est une activité critique qui dérange parce qu’« elle met à nu le travail réel des sociétés » (Dubet, op. cit., p. 75) et qu’elle bouscule la production des ordres établis, les logiques d’académisation et de « scientifisation » de la criminologie et du travail social ne peuvent-elles pas apparaître comme des formes d’alternatives politiques au projet sociologique naturellement critique vis-à-vis des processus et phénomènes sociaux « latents » et « manifestes » (Merton, 1997) producteurs de logiques du contrôle social se situant entre la socialisation et la réaction sociale à la déviance ? Plus généralement, peut-on définir une discipline scientifique par son objet plus que par ses paradigmes ou ses méthodes ?
Modalités de contribution
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Bibliographie
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Boucher Manuel, 2004, « Travail social, intervention sociale et pacification sociale. D’un projet d’intégration et de contrôle à une action d’émancipation ? », Recherches Sociologiques, vol. XXXV, n°3.
Boucher Manuel,2020, « Chapitre 5. Sciences et pratiques de l’intervention sociale : les enjeux de la recherche sur et dans le travail social », dans Alix Jean-Sébastien, Autès Michel et Marlière Éric, Le travail social en quête de légitimité, Paris, Presses de l’EHESP, p. 113-130.DOI : 10.3917/ehesp.alix.2020.01.0113
Castel Robert, 1989, « De l’intégration sociale à l’éclatement du social : l’émergence, l’apogée et le départ à la retraite du contrôle social », dans Le Gall Didier, Claude Martin Claude et Soulet Marc-Henry (dir.), L’éclatement du social. Crise de l’objet, crise des savoirs ?, Document reprographié, Université de Caen (Centre de recherche sur le travail social).DOI : 10.7202/1034112ar
Calhoun Craig et Wieviorka Michel, 2015, Manifeste pour les sciences sociales, Paris, MSH.DOI : 10.4000/socio.200
Cusson Maurice, Le contrôle social du crime, Paris, éd. Puf, 1983.
Cusson Maurice, 1998, La criminologie, Paris, éd. Hachette.
Dubet François, 2011, À quoi sert vraiment un sociologue ?, Paris, éd. Armand Colin.
Durkheim Émile, 1967 [1894], Les règles de la méthode sociologique, Paris, éd. Puf.
Durkheim Émile, 2022 [1893], Leçons de sociologie criminelle, Paris, éd. Flammarion.
Lahire Bernard, 2016, Pour la sociologie. Et en finir avec une prétendue « culture de l’excuse », Paris, éd. La Découverte.
Merton Robert, 1997, Éléments de théorie et de méthode sociologique, Paris, éd. Armand Colin.
Mucchielli Laurent (dir.), 1994, Histoire de la criminologie française, Paris, éd. L’Harmattan.
Paugam Serge, 2012, L’Enquête sociologique, Paris, éd. PUF.DOI : 10.3917/puf.paug.2012.01
Robert Philippe, 2000, « Les territoires du contrôle social, quels changements », Déviance et Société, vol. 24, n° 3, p. 215-234.DOI : 10.3406/ds.2000.1727
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Weber Max, 2002 [1919], Le savant et le politique, Paris, éd. 10/18.DOI : 10.1522/cla.wem.sav