[AAC] Les vulnérabilités au travail Regards croisés des sciences sociales en Europe
Depuis le tournant des années 2000, les politiques européennes du travail et de l’emploi, suivies progressivement et à des degrés divers au niveau national, prônent un double mouvement de flexibilisation et de sécurisation des parcours professionnels (Supiot, 1999 ; Caillaud & Zimmermann, 2011). Face aux mutations technologiques, aux transformations des modes d’organisation des systèmes productifs et à certains de leurs effets (chômage de masse, délocalisation, automatisation, uberisation, etc.), nous serions toutes et tous devenu.e.s « vulnérables » au travail (Veil, 2012 ; Lhuilier et al., 2013 ; Greenan & Seghir, 2017). Davantage qu’hier, nos « vulnérabilités » individuelles et collectives seraient mises en avant.
En première acception, cette notion renvoie à la potentialité d’un être ou d’une chose de se trouver dégradé (Soulet, 2005). Mais alors qu’elle fait l’objet de discussions critiques (Thomas, 2010 ; Soulet, 2014 ; Ravon, 2014), après avoir été largement investi au sein du secteur médico-sociale, elle semble aujourd’hui s’être généralisée au point de faire figure de « nouvelle catégorie d’action publique » (Brodiez-Dolino, 2015). Dans ce contexte, il est possible de s’interroger sur sa réelle contemporanéité, son application aux mondes du travail et de l’emploi, et sa portée heuristique pour les recherches en sciences sociales. Trois échelles d’analyse paraissent pouvoir être distinguées parmi la littérature :
- La vulnérabilité dans le travail, avec des approches qui traitent de la variété des formes et de l’inégale distribution des effets délétères du travail sur la santé des individus (qualité de vie et sécurité au travail, états d’épuisement, suicides, etc.), que l’on parle d’« usure au travail » (Cottereau, 1983 ; Hatzfeld, 2006), de « souffrance au travail » (Loriol, 2012), ou de « risques psychosociaux » (Gollac & Bodier, 2011). Ici, c’est la « soutenabilité » physique et psychique du travail à l’échelle d’une vie professionnelle qui apparaît centrale (Thery, 2006 ; Ardenti et , 2010), interrogeant par la même les modes d’organisation et de gestion des collectifs de travail et les interactions qui s’y jouent. Néanmoins, le terme de vulnérabilité semble dans ce cadre avoir été réapproprié au sein d’une rhétorique productiviste, visant à faire peser la « responsabilité » de leur situation aux individus eux-mêmes, comme déjà été observé au sujet d’autres notions telle celle de compétence (Séhili, 2003) ou d’externalisation (Dufournet et al., 2019).
- La vulnérabilité de l’emploi, envisagée traditionnellement autour du risque de perdre son emploi, par opposition à l’employabilité renvoyant aux chances d’en retrouver un (Ledrut, 1966), organise l’inégale répartition d’accès à l’emploi et aux ressources ou aux protections sociales qu’il permettrait d’accumuler. Or, ces facteurs de protections associé à l’emploi, même dans sa forme canonique (ie. le CDI à temps plein) s’effriteraient progressivement dans les sociétés salariales contemporaines (Castel, 2009). À cela s’ajoute notamment aujourd’hui l’émiettement salarial qui rend nécessaire le recours à des institutions spécifiques de « portage » (Darbus, 2013, Moriceau et al., 2015) ; l’entrepreneuriat contraint ou par nécessité (Couteret, 2010 ; Tessier Dargent, 2015), où l’accès à l’indépendance se réalise faute de pouvoir se maintenir dans la sphère du salariat ; ou encore le développement du « micro-travail » lié à l’économie numérique (eg. taguer des images ou reconnaître des visages ou des objets dans les photos, rédiger de courts commentaires, créer des playlists musicales, ou toute opération payable à la pièce) (Casilli et , 2019 ; Le Ludec et al., 2019 ; Naulin & Jourdain, 2019). Ainsi la vulnérabilité de l’emploi progresserait à mesure du développement de « carrières nomades » entre différentes formes d’emploi (Arthur & Rousseau, 1996).
- La vulnérabilité professionnelle, enfin, entendue comme l’ensemble des menaces pesant sur l’organisation et le fonctionnement d’un groupe professionnel dans son ensemble (Champy, 2011, p. 210-217). Celle-ci renvoie aux processus de reconnaissance des qualifications (Naville, 1956) et plus largement de professionnalisation (Demazière et , 2012). Or, cette dynamique peut faire l’objet d’une mise en tension ou en conflit venant la contester, au sein du groupe professionnel comme à l’échelle de la société. On peut penser ici au recul de la confiance du public à l’égard d’une catégorie de professionnel.le.s et de leurs actions (Freidson, 2001) ; aux pressions externes visant à renforcer « l’efficacité économique » de leurs actions, par exemple dans le cas d’agents de la fonction publique (Bezes & Demazière, 2011 ; Alber, 2013) ; à la mise en concurrence entre segments professionnels ou entre groupes professionnels, à l’image du secteur de la santé (Bénamouzig, 2010), du secteur juridique (Moysan-Louazel, 2011) ou encore du secteur culturel (Hénaut, 2011) ; aux transformations des métiers de services dans le cadre des sociétés numériques (Metling, 2015) ; etc. Dans ces configurations, ce sont à la fois les hiérarchies professionnelles, les frontières, le mandat et le sens même de l’activité qui peuvent être en jeu.
À ces trois niveaux, qui ne sont pas étanches les uns aux autres mais qui peuvent se croiser ou se cumuler, il faut encore ajouter l’effet des caractéristiques individuelles, le poids des conjonctures et les conséquences de crises sanitaires et/ou environnementales. Relever de certaines catégories sociales plutôt que d’autres semblent en effet rendre plus « vulnérables », telle « être » : femme, migrant.e, seniors, peu qualifié.e, etc. De même, ces vulnérabilités sont largement dépendantes de l’histoire et de l’appareil normatif structurant les systèmes nationaux d’emploi et d’organisation du travail (Bazillier et al., 2014 ; Greenan & Seghir, 2017), qui contribuent à redéfinir les rapports dans et au travail. Enfin, il convient de se départir de l’illusion substantive que pourrait donner le recours au terme de vulnérabilité. À l’image d’auteurs qui ont préféré les notions de désaffiliation (Castel, 1994) ou de disqualification (Paugam, 1994), à celles de pauvreté, de précarité, etc., il est possible, et sans doute souhaitable, de s’intéresser davantage à la vulnérabilisation qu’à la vulnérabilité. Le plus instructif est sans doute moins de constater la présence de personnes « vulnérables » ou touchées par telle ou telle « vulnérabilités », que de se pencher sur la manière dont ceci se construit, se structure, s’agence, et éventuellement d’observer d’éventuelles réversibilités (Soulet, 2014). De même, en intégrant une perspective temporelle, il est envisageable d’être amené à penser d’éventuels effets de propagation entre formes de vulnérabilisation, la vulnérabilisation professionnelle pouvant engendrer une vulnérabilisation de l’emploi et/ou dans le travail, etc.
Face à une telle complexité, l’objet de ce colloque international sera de réinterroger ces grands axes de réflexion à l’échelle européenne et d’élaborer des problématiques nouvelles au prisme d’un croisement des regards portés par les sciences sociales dans leur diversité (anthropologie, droit, économie, histoire, sciences politiques, sociologie, etc.). Par ailleurs, au-delà d’une analyse des déterminants de la vulnérabilité et de la diversité de ses formes, les contributions attendues pourront, non seulement, traiter des actions et des dispositifs visant à remédier ou à prévenir ce spectre des vulnérabilités au travail, mais aussi, interroger comment la « vulnérabilité » est une catégorie produite par le travail. En définitive, il s’agira ainsi de questionner les conditions de pertinence de la notion de vulnérabilité.
Modalités de dépôt des propositions de communication
Afin de favoriser la richesse du croisement des regards, les travaux attendus peuvent se situer à différentes échelles d’analyse (historiques, territoriales, sectorielles, interprofessionnelles, etc.), mobiliser plusieurs types de données (quantitatives, entretiens, archives, etc.) et émaner de chercheurs et chercheuses représentant l’ensemble des disciplines en sciences sociales : sociologie, histoire, sciences de l’éducation, sciences politiques, économie, droit, anthropologie, etc. Les propositions peuvent également se situer à la croisée de plusieurs thématiques.
Les propositions de communication pourront être rédigée en français ou anglais.
Accompagnées du nom et des coordonnées du ou des auteurs (institution, adresse mail, téléphone), de mots-clés (5 maximum), les propositions préciseront la problématique traitée, la méthodologie de recherche adoptée, les données mobilisées et les principales questions, ainsi que les principaux résultats, qui seront présentés lors du colloque. Elles devront également comporter une bibliographie présentée selon le style Chicago.
Les propositions de communication, d’un maximum de 3.000 caractères tout compris, seront à déposer
avant le 9 septembre 2020
sur le site dédié au colloque : https://www.vulnerabilitesautravail.org
Pour tout complément d’information :contact@vulnerabilitesautravail.org
Comité d’organisation
- JULHE Samuel, MCF, Université de Reims Champagne Ardenne, CEREP EA 4692
- JURION Sylvie, MCF associée, Université de Reims Champagne Ardenne, CEREP EA 4692
- MAINGUY Glenn, Docteur, Université de Bordeaux, CED UMR 5116
- MEZIANI Yamina, Docteur, Université de Bordeaux, CED UMR 5116
- SEHILI Djaouidah, PU, Université de Reims Champagne Ardenne, CEREP EA 4692 THIVET Delphine, MCF, Université de Bordeaux, CED UMR 5116
Comité scientifique
- BERTHET Thierry, Directeur de recherche CNRS, Université Aix-Marseille BOTHFELD Silke, Professor, Hochschule Bremen CACOUAULT-BITAUD Marlaine, Professeure, Université de Poitiers CORNILLEAU Gérard, Conseiller scientifique à l’OFCE DAVIES Anne, Professor, University of Oxford
- DEMAZIÈRE Didier, Directeur de recherche CNRS, Sciences Po – Paris DUJARIER Marie-Anne, Professeure, CNAM
- JARRETT Kylie, Professor, Maynooth University KOFMAN Eleonore Professor, Middlesex Univeristy LE GOFF Jacques, Professeur, Université de Brest
- LEROUGE Loïc, Directeur de recherche CNRS, Université de Bordeaux MECHI Lorenzo Professore Associato, Università degli studi di Padova PIGENET Michel, Professeur, Université Paris 1
- RAINHORN Judith, Professeure, Université Paris 1 RIEUCAU Géraldine, Maître de conférences, CEET
- VENDRAMIN Patricia, Professeure, Université Catholique de Louvain ZIMMERMANN Susan, Professor, Central European University
Inscription et participation
Pour les orateurs, les frais d’inscription – plein tarif – sont de 120 euros pour les enseignants-chercheurs, et de 60 euros pour les doctorants. Ils comprennent les repas du midi, les pauses-café et le cocktail.
Il est par ailleurs rappelé que le comité d’organisation ne prend pas en charge les frais de transport et d’hébergement des participants.
Valorisation scientifique
Une publication est prévue à l’issue de ce colloque. Elle fera l’objet d’un appel à contribution et les décisions de publication seront soumises à l’évaluation d’un comité scientifique élargi.
Références citées
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