[AAC] Syndicalisme et évolutions des mondes du travail en Afrique
Colloque international, 9 & 10 mars 2023, Campus Condorcet (Aubervilliers, France)
Contrairement à certaines idées reçues, le salariat et le syndicalisme en Afrique ne sont pas des formes de travail et d’organisation en voie de disparition. S’ils ont bien été malmenés par les programmes d’ajustement structurel à compter des années 1980, les salarié·e·s sont toujours plus nombreux[1] et les syndicats qui les représentent souvent très actifs. En témoigne la multiplicité des mobilisations (grèves, manifestations, sit-in, etc.) sur le continent. Très souvent impliqués dans des combats politiques, en particulier contre l’autoritarisme ; en lutte contre des multinationales et entrepreneurs locaux ou contre les réformes macro-économiques impulsées par les bailleurs de fonds ; coalisés avec des ONG et des associations pour interpeller sur des sujets de société : les syndicats constituent un point d’observation privilégié des dynamiques socio-politiques et économiques des sociétés africaines, passées et présentes, bien au-delà de la seule représentation et défense des intérêts matériels et moraux des travailleurs.
S’il est difficile d’évoquer ici les histoires salariales et syndicales des pays africains dans leur diversité, on peut en esquisser quelques grandes lignes[2]. Le champ syndical africain s’est progressivement structuré après la Seconde Guerre mondiale, dans un contexte où les premières générations de salariés constituaient une infime minorité au service des administrations et des secteurs investis par le capitalisme colonial (en particulier les mines, par ex., Larmer, 2017). Ils jouent alors un rôle important dans les luttes de décolonisation (Cooper, 1996).
Par la suite, les relations entre pouvoirs et syndicats sont devenues ambivalentes après les indépendances. Des syndicalistes intègrent souvent les nouveaux gouvernements, et participent ainsi parfois à la répression de leurs anciens camarades. Dans de nombreux contextes, les syndicats sont appelés à la « participation responsable », principe qui devait guider la conduite des confédérations syndicales -généralement unifiées à marche forcée-, au nom de la construction nationale. À une période où l’État joue un rôle central dans les politiques de développement, les salariés, qui occupent très généralement un emploi dans le secteur public (administration, entreprises d’État), font figure de « classe dominante ». Cette vision fera d’ailleurs l’objet de nombreuses controverses, certains considérant même que les syndicalistes constituent une « aristocratie ouvrière » (Freund, 1985 ; Waterman, 1975). Si une large partie des élites politiques et économiques émane du salariat, en faire un ensemble homogène paraît réducteur. D’ailleurs, à la même période, beaucoup de travaux ambitionnaient de décrire les processus de prolétarisation en cours (Gutkind, 1974), dans l’attente de l’avènement d’une « classe ouvrière »[3].
À la mise en place des programmes d’ajustement structurel, marqués par des privatisations, des réductions de salaire et des licenciements, une partie des salariés et de leurs syndicats s’opposent à ces réformes. Cette période est globalement marquée par une précarisation de l’emploi public, quand l’essor du salariat privé reste souvent bien timide À côté de ces transformations, de nombreuses organisations syndicales s’investissent dans les luttes contre les régimes de partis uniques, ouvrant la voie à un processus de libéralisation politique au tournant des années 1990. Sur le plan syndical, le pluralisme devient la norme. On observe alors, à une échelle organisationnelle, que l’éclatement des statuts dans le salariat favorise une multiplication du nombre de syndicats, sur fond de fractionnisme et de mise en concurrence des travailleurs. C’est également le début de la prolifération des organisations dites de « la société civile », parfois au détriment du champ syndical.
Les organisations syndicales ne sont pas seulement ballotées par les soubresauts socio-économiques qui marquent l’histoire du continent. Elles y prennent souvent une part active, et tentent aussi de s’y adapter. Le périmètre d’intervention de la forme syndicale d’organisation s’est ainsi progressivement élargi à d’autres secteurs : professions libérales, patronat, commerçant·e·s, paysan·ne·s (Roy, 2010) et au secteur dit « informel ».
Ce très rapide aperçu nous mène à quelques questions transversales qui réuniront les participants de ce colloque, en s’inscrivant dans le sillage d’un certain regain d’intérêt (Belluci, Eckert, 2019 ; Bourel, Vadot, 2022) pour des sujets qui ont un temps pu sembler passés de mode (Copans, 2014). Ces questions, qui se posent à différentes périodes ou dans un temps plus long, et aussi à différentes échelles, se déclinent en plusieurs axes :
- Syndicalisme et salariat : comment penser la place du salariat, sans l’essentialiser et l’homogénéiser, dans les mondes du travail et plus généralement dans la société ? Historiquement dominé par le secteur public, que produit l’augmentation du nombre de travailleurs dans le secteur privé sur les formes de représentation du salariat ? Il s’agit ici de s’interroger sur la façon dont ont interagi les évolutions du salariat et du syndicalisme depuis son apparition sur le continent.
- Dans ce sillage, comment évolue et s’adapte l’action syndicale par rapport aux formes précaires et instables du travail (contrat à durée déterminée, saisonnier, intérimaire, vacataire) ? Le recours croissant à l’externalisation et à la sous-traitance conforte cette tendance du recours au travail précaire, permettant de disposer de travailleurs et travailleuses salarié·e·s ne faisant pas formellement partie de l’entreprise (par exemple dans le secteur minier). Quand la relation de travail tend à se réduire à une relation de plus en plus individuelle, quelles incidences cela a-t-il sur le champ syndical ?
- Syndicalisme au-delà du salariat : l’extension du champ syndical en dehors du salariat connaît des fortunes diverses, mais interroge sur la souplesse de ce mode d’organisation et son appropriation par d’autres formes de travail (par exemple dans les transports, Cissokho, 2015 ; Rizzo, 2017). La syndicalisation des secteurs informels intéresse le BIT depuis plus de vingt ans (BIT, 2002), mais qu’en est-il concrètement ? Comment les syndicats d’employés de maison, de conducteurs de mototaxi, de petits commerçants, se positionnent-ils dans et par rapport au champ syndical, et agissent-ils auprès des pouvoirs publics et/ou des employeurs ?
- Syndicalisme et idéologies : qu’ils s’agissent de ligne syndicale, d’implication dans les compétitions politiques ou d’engagement dans les mouvements sociaux, on néglige trop souvent l’idéologie et la façon dont elle affecte les pratiques. Sur le plan syndical, comment ont évolué les doctrines – syndicalisme croyant (Blum, 2013), révolutionnaire, réformiste, de participation, de cogestion, etc.- au gré des bouleversements historiques ? Quels effets ont eu ces évolutions idéologiques sur les relations intersyndicales, et dans leurs rapports à l’État et aux employeurs – que ce soit à l’échelle nationale, continentale et internationale ?
- Qui sont les travailleurs et travailleuses syndiqué·e·s ? Déplacer le regard vers celles et ceux qui font vivre au quotidien les organisations syndicales (identités, trajectoires, formation, carrière) demeure essentiel pour saisir les mutations des mondes du travail et des organisations professionnelles. Par exemple, quels sont les effets de la féminisation de certains secteurs professionnels sur le champ syndical, en termes de représentativité notamment ? Comment se façonnent les rapports de pouvoir (genre, âge, classe, race) dans les conflits du travail et au sein des organisations syndicales ?
- En outre, des enjeux centraux, et pourtant relativement banals, sur le travail syndical au concret, méritent toujours d’être mieux étudiés et documentés. Comment sont gérées les organisations syndicales au quotidien ? Comment se déroulent les négociations avec l’État et/ou les employeurs ? Quelles relations nouent-elles avec les partis politiques et organisations de la « société civile », et ce à différentes échelles ? Comment ont évolué leurs formes d’action (conflit larvé ou ouvert de type grève, manifestation, sit-in, ou encore plaidoyer, recours aux tribunaux), notamment au gré des marges d’action offerte par les libertés syndicales et la nature des régimes en place ?
Modalités de soumission
Cet appel à communication s’adresse à l’ensemble des sciences humaines et sociales, et aussi bien aux chercheurs et chercheuses qu’aux syndicalistes. Les propositions peuvent être adressées en français ou en anglais (le colloque sera bilingue, avec traduction). D’environ 700 mots, hors bibliographie, elles doivent présenter une problématique et les matériaux sur lesquels elles reposent.
Les propositions de communication doivent être envoyées à l’adresse syndiquaf@gmail.com
avant le 1er novembre 2022.
Comité scientifique
Ce colloque est financé par l’Agence Nationale de la Recherche et organisé par l’équipe du projet de recherche « Syndicalisme au Quotidien en Afrique » (SyndiQuAf)[4]
- Sylvie Ayimpam (Institut des Mondes Africains, IMAF),
- Françoise Blum (Centre d’Histoire Sociale des Mondes Contemporains),
- Emmanuelle Bouilly (Université de Lille),
- Sidy Cissokho (Centre Lillois d’Etudes et de Recherche Sociologiques et Economiques),
- Bettina Engels (Otto Suhr Institute of Political Sciences, Freie Universität Berlin),
- Ophélie Rillon (IMAF), Alexis Roy (coordinateur du projet, IMAF),
- Guillaume Vadot (IMAF),
- Elena Vezzadini (co-coordinatrice, IMAF).
Bibliographie
Bellucci, Stefano, Eckert, Andreas (eds), 2019, 2019, General Labour History of Africa : Workers, Employers and Governments, 20th-21st Centuries, Woodbridge, James Currey ; Abidjan, International Labour Organization, Regional Office for Africa.
Bourel, Etienne, Vadot, Guillaume (eds), 2022, « Salariats d’en bas », Cahiers d’études africaines, n°245-246.
Blum, Françoise, 2013, « Syndicalistes croyants et panafricains. Réseaux des années 1960 », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2013/3 (N° 119), p. 99-112.
Bureau International du Travail, 2002, “Main-d’œuvre non protégée: quel syndicalisme pour l’économie informelle ?”, Éducation ouvrière, Genève, n° 127.
Cissokho, Sidy, 2015 « La compétition syndicale à la loupe : Débats, affrontements et arbitrages autour de la question de la représentation dans les gares routières au Sénégal », Revue Tiers Monde, N°224, p.83-102.
Copans, Jean, 2014, « Pourquoi travail et travailleurs africains ne sont plus à la mode en 2014 dans les sciences sociales », Politique africaine, no 133, p. 25-43.
Cooper, Frederick, 1996, Decolonization and African society The Labor Question in French and British Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 678 p.
Freund, Bill, 1985, « The Modes of Production Debate in African Studies », Canadian Journal of African Studies / Revue canadienne des études africaines, vol. 19, no 1, p. 23‑29.
Gutkind Peter, 1974, The emergent African urban proletariat, Montreal, Occasional Paper Series, n°8, Centre for developing Area Studies, McGill University, 79 p.
Larmer, Miles, 2017, “Permanent precarity: capital and labour in the Central African copperbelt”, Labor History, Vo. 58, no 2, p. 170-184.
Rizzo, Matteo, 2017, Taken For A Ride. Grounding Neoliberalism, Precarious Labour, and Public Transport in an African Metropolis, Oxford, Oxford University Press.
Rubbers, Benjamin, (ed.), 2021, Inside Mining Capitalism. The Micropolitics of Work on the Congolese and Zambian Copperbelts, Suffolk, Boydell and Brewer.
Rubbers, Benjamin, Roy, Alexis, 2015 « Entre opposition et participation, les syndicats face aux réformes en Afrique. Introduction », Revue Tiers Monde, vol. 224, no. 4, pp. 9-24.
Roy, Alexis, 2010, “Peasant Struggles in Mali: From Defending Cotton Producers’ Interests to Becoming Part of the Malian Power Structures”, Review of African Political Economy, vol. 37, no. 125, pp. 299–314.
Sandbrook, Richard, Cohen, Robin, (eds.), 1975, The Development of an African Working Class : Studies in Class Formation and Action, Toronto, University of Toronto Press.
Waterman, Peter, 1975, “The « Labor Aristocraty » in Africa: introduction to a debate”, Development and change, Vol. 6, no 3, pp. 57-73.
Notes
[1] En 2021, tant en volume (92 millions) qu’en proportion de la population active (autour de 23%) en Afrique subsaharienne, selon les statistiques de l’ILO, https://www.ilo.org/wesodata, consulté le 10/06/2022.
[2] Pour une approche plus épistémologique de l’étude du syndicalisme en Afrique subsaharienne, voir Rubbers, Roy, 2015.
[3] Sous l’influence de l’ouvrage d’E.P Thomson « The making of English Working Class ». Par exemple Sandbrook & Cohen, 1975.
[4] https://syndiquaf.hypotheses.org/