[AAC] Usages de perspectives critiques en recherche qualitative Méthodes, réflexions épistémologiques et questionnements éthiques
Association pour la recherche qualitative |
COLLOQUE D’AUTOMNE NOUVEAUTÉ : COLLOQUE EN LIGNE ! 3 et 4 décembre 2020 La programmation de l’ARQ a récemment rendu compte de la valeur scientifique et sociale des recherches participatives. À l’issue de l’examen de ce champ foisonnant et éclectique est née l’idée d’organiser un colloque pour explorer les usages de perspectives critiques en recherche qualitative. L’ARQ vous convie à partager les idées, les stratégies et les outils méthodologiques que vous utilisez dans vos recherches empiriques ayant une orientation critique. Vos réflexions épistémologiques et les questionnements éthiques qui jalonnent le processus d’une recherche qualitative sont invités à être partagés pour découvrir des pistes pouvant être empruntées par ceux et celles qui postulent qu’un autre monde social est possible et souhaitable. Au travers d’une diversité de théories, les chercheurs critiques acceptent au moins trois prémisses. En premier lieu, alors même que le sens commun ou des experts présument nécessaires ou naturels certaines expériences ou phénomènes (Boltanski, 2009), les chercheurs critiques affirment leur caractère socialement transformable. L’identification des processus et des acteurs, façonnant ces expériences ou construisant ces phénomènes, permet de révéler des enjeux en termes de justice sociale et de délibération démocratique. En effet, et c’est la seconde prémisse, ils soutiennent que des individus appartenant à des groupes opprimés, discriminés, exploités sont moins en capacité de faire valoir leurs savoirs, intérêts et valeurs, soulevant ainsi la question des impacts des inégalités en termesd’opportunité d’accès à des ressources, à la reconnaissance et à la participation politique (entre autres : Bourdieu, 1993; Fanon, 1952; Fraser, 2011; Honneth, 2005; Mouffe, 2000; Rawls, 2008). Ils s’accordent enfin sur la prémisse selon laquelle la domination ne dessine pas l’horizon de la condition humaine. Au contraire, la croyance en l’émancipationindividuelle et collective guide les chercheurs critiques. Ici et là, ils rencontrent des injustices épistémiques (Foucault, 1997 ; Santos, 2018) et des difficultés pour faire reconnaître leurs découvertes « déconcertantes » (Pires, 1997), confortant l’idée que la science n’est pas ce mode d’accès à la connaissance objectif et neutre (Latouche, 1984; Mellos, 2002). |
Le contexte inédit et effervescent de mobilisations socio-politiques, telles que le Printemps arabe en 2011, les mouvements #MeToo de 2017, les gilets jaunes de 2018 ou, plus récemment, le Black Lives Matter, est particulièrement propice à l’exploration des stratégies et outils méthodologiques des chercheur.e.s affirmant la valeur scientifique etsociale d’un parti pris critique. Dans un monde connecté par les réseaux sociaux numériques qui transforment les modes d’accès aux savoirs et de partage des connaissances – lesquelles participent, récursivement, à leur production – une attention méthodologique accrue est nécessaire. Ces rapports politico-épistémiques inédits renouvellent les enjeux de légitimité des connaissances produites par la recherche qualitative (Anadón, 2006). L’apparition de nouvelles expressions, comme celles de Fake news ou de « post-vérité », en atteste l’actualité forte. Pour les chercheurs critiques, il s’agit de garantir les conditions d’émergence de l’invisible (Perron et Rudge, 2016), de connaissances pouvant faire rupture et d’un advenir alternatif à celui anticipé par les experts, tout en ne renonçant pas à l’esprit qui a présidé à la naissance des sciences (Pires, 1997).
Le projet de ce colloque est de se donner à voir les manières dont recherches qualitatives et perspectives critiques peuvent s’enrichir, mutuellement, pour contribuer au développement de connaissances valides et utiles. Deux axes organiseront nos échanges sur fond d’une interrogation transversale: Comment les chercheurs qualitatifs opérationnalisent-ils leurs réflexions épistémologiques et les questionnements éthiques issus de leur perspective critique dans le processus de problématisation et par leurs choix de stratégies et d’outils méthodologiques? Par réflexions épistémologiques, nous entendons celles liées au souci des chercheurs d’approcher, de concevoir, de penser un objet, un phénomène, une expérience, pour le rendre observable et interprétable. Par questionnements éthiques (Guillemin et Guillam, 2004), nous entendons ceux se situant au plan de la pertinence sociale de la recherche, du respect des principes pour une conduite responsable de la recherche et des interactions in situ avec les participants. En partageant ces idées et méthodes, nous espérons explorer ce qu’il advient d’une attitude scientifique marquée par le « doute ouvert » (Gauthier, 2002, p. 1) quand ce chercheur qualitatif s’ancre dans un parti pris critique.
Axe 1. La construction de l’objet d’une recherche qualitative critique
Cet axe permettra d’examiner comment des perspectives critiques, en tant que modes de pensée solidaire (Morin, 1999), participent au choix d’un objet, à sa problématisation et à sa (re)construction en cours de recherche. Plus spécifiquement, l’on pourra s’interroger sur les stratégies et outils méthodologiques employés pour s’affranchir d’interprétations dominantes ou institutionnelles d’un phénomène (Foucault, 1997 ; Pires, 2004) ou, encore, sur la manière dont il est possible de baliser la transformation du point de vue du chercheur. En effet, et sans exhaustivité, les théories de l’anti-classisme, du postcolonialisme, du féminisme, de l’écologisme, une combinaison d’entre elles (par exemple : Brulle et Pellow 2005; Harding, 2006; Ueno, 2001), ou encore, les philosophies réalistes critiques (Archer, 1995; Bhaskar, 2009; Sayer, 2000), poststructuralistes (Foucault, 1997) ou queer (Mangeot et al, 2013), et l’ouverture à des nouveaux modèles de scientificité qu’elles portent (Archer et Vandenberghe, 2019; Callon, 2006; Maunier, 2019), offrent la possibilité d’une lecture inédite d’un phénomène. À cet égard, et dans le contexte d’une recherche qualitative, les réflexions épistémologiques pourraient permettre de s’intéresser aux usages des
perspectives critiques préservant en même temps la possibilité de découvertes épistémiques imprévisibles (Poupart et al., 1997). Enfin, les questionnements éthiques qui interviennent dans ce processus de conceptualisation de l’objet pourraient être exposés pour analyser comment l’usage d’une perspective critique a participé de leur émergence ou de leur résolution. Les thèmes classiques de la neutralité politique du chercheur (Corcuff, 2011 ; Saïd, 1996) ou de la « fausse conscience » (Balibar, 1993, p. 102) pourraient aussi être abordés à l’aune de ces réflexions éthiques et épistémologiques.
Axe 2. Déploiement méthodologique d’une recherche qualitative critique
Cet axe permettra d’examiner comment se construisent et se matérialisent, dans des allers- retours entre terrain, lecture, écriture et conceptualisation, des stratégies de sélection d’un site ou d’une population, des approches de recrutement des participant.e.s (Savoie-Zajc, 2007) ou, encore, des méthodes de recueil et d’analyse de matériaux hétérogènes (Anadón et Guillemette, 2007). Par ailleurs, il s’agira d’éprouver le souci de mise en cohérence des méthodes avec des théories critiques, pour dépasser de simples arrimages. La valeur scientifique de la traduction méthodologique d’une perspective critique pourra aussi être évaluée à l’aune de sa capacité à rendre compte de la complexité des phénomènes et des rapports sociaux (Jullien, 2008) alors même que les chercheurs qualitatifs se revendiquent de rencontrer le particulier, l’existentiel et la singularité des phénomènes. Les questionnements éthiques pourraient permettre d’analyser les dispositifs et bricolages méthodologiques favorisant le dévoilement de phénomènes problématisés comme aliénants, sans nuire à la cause (Selek, 2010) et à celles et ceux qui acceptent d’en témoigner. Ils peuvent aussi s’intéresser aux recherches participatives et aux enjeux de savoir-pouvoir (Foucault, 2002) qui trament les rapports d’acteurs qui s’y engagent alors même que leurs rôles, intérêts et valeurs ne sont pas nécessairement concordants. Ensemble, ces questionnements seront l’occasion d’explorer le thème récurrent de la proximité-distanciation du chercheur (Callon, 1999).
Que vous soyez étudiant.e.s, chercheur.e.s ou professeur.e.s, nous vous encourageons tout.e.s à vous inscrire au colloque ; votre participation à partir de ces différents niveaux d’expérience (Mendel, 2003) enrichira les échanges. Les modalités de soumission d’une communication sont disponibles à www.recherche-qualitative.qc.ca. Bienvenue à celles et à ceux qui, tenté.e.s ou porté.e.s par l’horizon commun des perspectives critiques souhaitent, à la manière du navigateur ou de l’explorateur (Deslauriers et Kerisit, 1997), découvrir des récifs et des voies de passage propres à ces recherches qualitatives.
Anadón, M. (2006). La recherche dite « qualitative » : de la dynamique de son évolution aux acquis indéniables et aux questionnements présents. Recherches qualitatives, 26(1), 5-31.
Anadón M. et Guillemette F. (2007). La recherche qualitative est-elle nécessairement inductive ? Recherches qualitatives, Hors-série (5), 26-37.
Archer, M. (1995). Realist social theory: the morphogenetic approach. Cambridge University Press.
Archer, M. et Vandenberghe F. (2019). Le réalisme critique. Une nouvelle ontologie pour la sociologie. Éditions Le Bord de l’Eau.
Balibar, E. (1993). La philosophie de Marx. La Découverte.
Boltanski, L. (2009). De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation. Gallimard.
Bourdieu, P. (dir.). (1993). La misère du monde. Seuil.
Bhaskar, R. (2009). Scientific realism and human emancipation. Routledge.
Brulle, R.J. et Pellow D.N. (2005). Power, justice, and the environment. A critical appraisal of the environmental justice movement. MIT Press.
Callon, M. (1999). Ni intellectuel engagé, ni intellectuel dégagé: la double stratégie de l’attachement et du détachement. Sociologie du travail, 41(1), 65-78.
Callon, M. (2006). Quatre modèles pour décrire la dynamique de la science. Dans A. Akrich, M., Callon et B. Latour (dir.), Sociologie de la traduction. Textes fondateurs (p. 201-251). Les Presses Mines Paris.
Corcuff, P. (2011, 06 juillet). Le savant et le politique. SociologieS. La recherche en actes. Régimes d’explication en sociologie. http://journals.openedition.org/sociologies/3533
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Fanon, F. (1952). Peau noire, masques blancs. Seuil.
Foucault, M. (2002). « La gouvernementalité » [1978]. Dans M. Foucault, Dits et écrits II
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Foucault, M. (1997). « Il faut défendre la société » : Cours au Collège de France (1975-1976. Seuil/Gallimard.
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Latouche, S. (1984). Le procès de la science sociale. Anthropos.
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Poupart, J., Deslauriers, J-P., Groulx, L-H., Laperrière, A., Mayer, R. et Pires, A. (dir.), La recherche qualitative: enjeux épistémologiques et méthodologiques. Gaëtan Morin.
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