[AAC] Vers une société sensible ?

Dans son célèbre ouvrage The Expression of the Emotions in Man and Animals (1872), Charles Darwin expliquait que les expressions de certaines émotions humaines étaient ambigües, équivoques et perméables aux attentes de celles et ceux qui les perçoivent, les observent et les interprètent. Une multitude d’obstacles compliquerait l’observation et la compréhension des expressions émotionnelles, à commencer par la familiarité, la sympathie ou les illusions de l’imagination. Il serait même si difficile de décrypter le langage social des émotions (Mauss, 1921 ; Fernandez, Lézé, Marche, 2008) et d’accéder à ce jeu en profondeur (Hochschild, 1983) que certain·e·s sociologues (Paperman, 2013) ont proposé de se limiter à l’étude des interprétations des émotions par autrui (les émotions à la 3e personne) ou au jeu en surface.

Si l’on risque de ne voir dans les émotions que ce que l’on veut bien y voir, c’est bien sûr la lecture morale des émotions qui oriente, de prime abord, notre interprétation de ce qu’il se passe supposément dans l’intériorité (celle d’autrui ou la nôtre). Cette auto-illusion empreinte de morale revêt, au regard du traitement ordinaire des personnes dites vulnérables, des déviant·e·s, des malades et des « hors normes » un caractère singulier. Les principaux acteurs et les principales actrices du contrôle social — policier·e·s, médecins, éducateurs·trices ou juges — sont de plus en plus enclin·e·s à mettre en évidence les troubles émotionnels non seulement comme facteur explicatif d’une maladie, d’un comportement jugé déviant, d’un crime ou d’un acte délictueux, mais aussi comme autant d’éléments discréditant des populations, lesquelles se voient prescrire des façons de gérer leurs émotions jugées déviantes. Le contrôle social élargirait ainsi son quadrillage de surveillance à cette intériorité, en essayant de déceler et de corriger la déviation morale au sein même des émotions (Fernandez, Gariépy, 2018).

Si la façon dont les émotions sont collectivement appréhendées et contrôlées varie en fonction de la position sociale et des attributs de l’individu qui les éprouve et les exprime, elle dépend également des communautés culturelles et morales dans lesquelles celui-ci évolue (Díaz-Benítez, Gadelha, Rangel, 2021 ; Lépinard, Quéré, 2021). L’analyse des émotions constitue ainsi un angle d’approche particulièrement fécond pour dévoiler les hiérarchies sociales et les grammaires morales de nos sociétés, tout comme la diversité des relations et des rapports sociaux (de genre, de position sociale, de génération, de relations inter-ethniques) qui organisent leur gestion (Marche, 2015). Plus encore, loin d’être l’objet de jugements univoques et immuables, les émotions seraient plus ou moins légitimes selon les rationalités et les configurations situationnelles dans lesquelles elles se déploient.

Dans la continuité du premier colloque du GT 07 Émotions & Société organisé lors du dernier congrès de l’AISLF (Tunis, juillet 2021), nous proposons d’explorer trois nouveaux axes de réflexion autour de l’articulation entre émotions et morale.

Le premier axe, le sensible en mouvement, propose d’interroger les déplacements susceptibles de s’opérer entre les sensations, les émotions et les sentiments moraux. Si des travaux ont pu montrer l’importance de la morale dans le travail de recodage des sensations, visant par exemple à transformer une activité déplaisante — depuis la fameuse première cigarette jusqu’aux pratiques de restriction alimentaire — en source de plaisir (Becker, 1963 ; Darmon, 2003), d’autres recherches soulignent en quoi une émotion d’abord associée au domaine privé ou intime est susceptible de se transformer en sentiment moral par le truchement de la mobilisation ou par d’autres formes collectives d’expression du sensible (Boukir, 2019). Cette circulation des émotions entre les univers privés et publics, entre l’individuel et le collectif, à travers les « chocs moraux » qui les caractérisent et les « dispositifs de sensibilisation » qui les traversent (Sommier, 2015), apparait ici comme un analyseur particulièrement pertinent des reconfigurations de l’émoi. Comment appréhender les mécanismes et processus à l’origine de ces glissements dans l’ordre du sensible ? Quelles spatialités et temporalités impliquent-ils ? Plus encore, quelles trajectoires, dispositions et socialisations favoriseraient nos capacités à être moralement affecté·e·s ?

Le second axe, les gouvernements de la déviance émotionnelle, s’intéresse à la gestion différentielle des émotions depuis les espaces ordinaires de la vie quotidienne jusqu’aux lieux et institutions accueillants des publics qualifiés de vulnérables ou dangereux. Dans des contextes où ces publics sont conduits à circuler dans des mondes sociaux hétérogènes (mondes de la vie quotidienne, de la rue, hôpital, école, prison, centre d’hébergement, etc.), qu’advient-il des processus d’évaluation et d’auto-évaluation de leurs émotions ? Quelles formes de contrôle et de gestion des émotions sont à l’œuvre, depuis la purgation émotionnelle en passant par la contenance ou des techniques plus sophistiquées de canalisation des émotions ? En quoi ces formes plurielles de gouvernement des émotions jugées déviantes impliquent-elles des négociations et des répertoires de justification en tension, qui interrogent et bousculent les conceptions de la morale et de l’identité (Thoits, 1985 ; Fernandez, 2011) ?

Le troisième axe, la morale de l’enquête, propose de revenir sur les enjeux de méthodes et de réflexivité dans les travaux consacrés à l’articulation entre émotions et vie sociale, en examinant les questions épistémologiques, morales ou éthiques qu’ils soulèvent. Parce qu’ils sont d’abord des sujets moraux, les chercheur·e·s en sciences sociales sont partie prenante de la tonalité morale de la vie sociale, depuis les méthodes et techniques qu’ils s’appliquent jusqu’à la publicisation de leurs travaux. L’étude des interférences entre les prescriptions morales de la discipline sociologique et l’éthique en pratique de l’enquêteur ou de l’enquêtrice, tout autant que l’attention aux déplacements de rôles dans les activités de recherche, ouvre la voie à une approche attentive au travail moral des sociologues. Toutefois, si l’attention portée aux émotions semblent une avenue particulièrement heuristique dans toute recherche en sciences sociales, au même titre que les émotions se voient valorisées dans tous les domaines de la vie sociale, à quels lexiques moraux cette rhétorique émotionnelle ainsi produite emprunte-t-elle ? Est-il possible, dans un geste de réflexivité critique, de la déconstruire pour en montrer les enjeux, les conditions et les contradictions ?

Ce colloque vise à réunir des contributions qui peuvent s’appuyer sur des données empiriques solides et clairement identifiées (archives, observations, entretiens, etc.), mais aussi des analyses réflexives sur des aspects méthodologiques ou encore sur des réflexions à caractère épistémologique sur la place des émotions dans les recherches en sciences sociales.

Modalités de soumission et de sélection

Cet appel à communication est ouvert à tout·e·s les chercheur·e·s en sciences sociales. Les propositions faites par les jeunes chercheur·e·s, doctorant·e·s, docteur·e·s, post-doctorant·e·s sont encouragées.

Les propositions, rédigées en français, devront comprendre les modalités suivantes :

  • Le titre de la communication (180 caractères maximum)
  • Nom, prénom et coordonnées complètes (adresse électronique et appartenance académique) du ou de la communicant.e
  • Un résumé de la communication d’au maximum 2 000 caractères (espaces compris) accompagné d’une bibliographie indicative
  • L’axe de l’appel à communications privilégié
  • Une liste de cinq mots-clés

L’évaluation des résumés se fondera sur les critères suivants :

  • L’importance, l’originalité et la pertinence de la problématique proposée
  • Le caractère empiriquement fondé de la proposition
  • La clarté du propos, des objectifs de la recherche et de la méthodologie
  • La contribution à l’avancement des connaissances de la communication proposée

Les propositions seront à déposer sur la plateforme dédiée au colloque (lien externe)

au plus tard le 08 janvier 2023.

Pour toutes questions, merci de nous contacter à l’adresse suivante : emotionsaislf@sciencesconf.org

Déroulement du colloque et modalités d’inscription

Le colloque se déroulera du 20 au 23 juin 2023 à la Maison de la Recherche en Sciences Humaines de l’Université de Caen Normandie. Chaque communication est d’une durée maximale de 20 minutes, suivie de questions spécifiques, puis d’un temps de discussion transversale pour chacune des sessions. L’inscription au colloque est obligatoire.

  • Inscription sans frais pour les étudiante·s, doctorant·e·s, post-doctorant·e·s, demandeur·e·s d’emploi.
  • Inscription payante pour chercheure·s, enseignant·e·s-chercheur·e·s et salarié·e·s :
    • 60 € du 1er février au 30 avril 2023
    • 80 € du 1er mai au 1er juin 2023

Calendrier

  • Octobre 2022 : lancement de l’appel à communication
  • 08 janvier 2023 : date limite pour le dépôt des propositions
  • 1er février 2023 : notification aux auteurs et autrices (acceptation ou refus)
  • 1er février 2023 : ouverture des inscriptions
  • 30 avril 2023 : date limite d’inscription au colloque au tarif préférentiel (60 euros)
  • 1er juin 2023 : date limite d’inscription au colloque en plein tarif (80 euros)
  • 20-23 juin 2023 : tenue du colloque

Responsables scientifiques

  • Fabrice FERNANDEZ, Professeur, Université Laval (Canada)
  • Hélène MARCHE, Maîtresse de conférences, Université Caen Normandie
  • Julie COSTA, doctorante, Université Caen Normandie

Comité scientifique

  • Lou BROOS, Doctorante en sociologie, Université Caen Normandie – CERREV – CAEN, France
  • Julie COSTA, Doctorante en sociologie, Université de Caen – CERREV – CAEN, France
  • Fabrice FERNANDEZ, Professeur en sociologie, Université Laval – QUÉBEC, Canada
  • Stéphanie GARIEPY, Doctorante en sociologie, Université Laval – QUÉBEC, Canada
  • Hélène MARCHE, Maîtresse de conférences en sociologie, Université Caen Normandie – CERREV – CAEN, France
  • Sophie MAROIS, Doctorante en sociologie, Université de Toronto – TORONTO, Canada
  • Anne PERRIARD, Enseignante chercheure en sociologie, Haute école de travail social – HES-SO Genève – FRIBOURG, Suisse
  • Cécile VAN DE VELDE , Professeure en sociologie, Université de Montréal – MONTRÉAL, Canada
  • Cécile VERMOT, Enseignante chercheure en sociologie, Sup’Biotech – Pôle des Biotechnologies en Société – VILLEJUIF, France

Bibliographie indicative  

Collins, R. (2004), Interaction Ritual Chains, Princeton et Oxford : Princeton University Press.

Darwin, C. (1998). L’expression des émotions de l’homme et des animaux (1872), Paris : CTHS.

Becker, H. S. (1985) Outsiders. Études de sociologie de la déviance (1963)Éditions Métailié.

Boukir, K. (2019), « Encaisser l’horreur. Corps affectés et communautés d’enquête dans la publicisation d’un homicide en banlieue parisienne », Sociologie et sociétés, vol. 51, n°1-2, p. 225-248.

Darmon, M. (2003), Devenir anorexique, une approche sociologique, Paris: La Découverte.

Díaz-Benítez, M. E., Gadelha K., Rangel, E. (dir.) (2021), «Nojo, humilhação e desprezo: uma antropologia das emoções hostis e da hierarquia social», Anuário Antropológico, v.46, n.3, p. 10-226.

Fernandez, F. (2011), « Le théâtre des fumeurs de Crack. Mise en scène émotionnelle et voilement/dévoilement de soi », Ethnologie française, vol. 44, n° 4, p. 707-715.

Fernandez, F., Gariépy S. (2018), « Les failles affectives. Ethnographie politique de l’enquête sur remise en liberté », TSANTSA, Journal of the Swiss Anthropological Association, n°28, p.43-52.

Fernandez F., Lézé S., & Marche H. (dir.) (2008), Le langage social des émotions. Études sur les rapports aux corps et à la santé, Paris : Economica, coll. « Sociologique ».

Hochschild, A. R. (1983), The Managed Heart: Commercialization of Human Feeling, Berkeley: University of California Press.

Lépinard, É., Quéré, L. (dir.) (2021), « Special Issue : Feminist Emotions », European journal of women’s studies, vol. 28, n. 3, August 2021 p. 299-404.

Sommier, I. (2015), « Sentiments, affects et émotions dans l’engagement à haut risque », Terrains/Théories [En ligne], 2. URL : http://journals.openedition.org/teth/236 

Marche, H. (2015) « Au-delà de l’autonomie du patient : l’« esprit de soin » dans les trajectoires de cancer avancé », Anthropologie & Santé [En ligne], 10. URL : http://journals.openedition.org/anthropologiesante/1595.

Mauss, M. (1921), « L’expression obligatoire des sentiments (rituels oraux funéraires australiens) », Journal de psychologie, n° 18, p. 425-434.

Paperman, P. (2013) « Émotions privées, émotions publiques », Multitudes, vol. 52, n° 1, p. 164-170.

Thoits, P. (1985) « Self-labeling processes in Mental Illness: The Role of Emotional Deviance », American Journal of Sociology, n°91, p. 221-249.

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