Bureaucratie hospitalière : chronique d’une méthodique construction
L’actualité économique de la presse nationale rappelle combien les problèmes d’organisation des hôpitaux sont nombreux. Un ancien directeur d’Agence Régionale d’Hospitalisation alertait dans Le Figaro du 29 avril : « Nous avons confondu l’ampleur des dépenses de santé avec l’efficacité de notre organisation ».
Pourtant, dés 2003, un rapport d’information de l’Assemblée nationale sur l’organisation interne de l’hôpital, dit rapport « Couanau » mettait en évidence les risques de bureaucratisation de l’hôpital et leurs conséquences sur le manque de pragmatisme du management des établissements hospitaliers.
Mon travail en tant que chercheur et mes interventions sur la gestion de la qualité ou des risques dans les établissements de santé publics m’ont permis de constater que ce sont les réformes successives du système hospitalier qui conduisent, pas à pas, au phénomène bureaucratique et à la création d’entropie.
Caricature des bureaucraties hospitalières
Les travaux de Robert Holcman sur l’analyse sociologique des organisations hospitalières montrent que dans l’acception commune, les bureaucraties renvoient à une image péjorative, au fonctionnariat, à de multiples dysfonctionnements (lenteur, problème de coordination, lignes hiérarchiques pas claires, perte de sens, absentéisme, inertie…) ou encore une surproduction de règles (procédures, normes, standards).
Dans les faits, les bureaucraties professionnelles ne sont pas l’apanage de l’administration publique mais plutôt de l’ensemble des organisations de grandes tailles. Les récits de consultants sont nombreux à reprendre dans la presse managériale grand public des slogans du type : « la bureaucratie tue la créativité » ; « la bureaucratie ennemie de la productivité ou de la performance ».
Cette présentation des bureaucraties ne doit toutefois pas faire oublier que dans leur sens weberien, les bureaucraties ne sont associées à aucune connotation négative. Elles sont principalement caractérisées par leur efficacité à réaliser la mission pour laquelle elles sont conçues.
Le théoricien des organisations Henry Mintzberg a produit une description fine des bureaucraties professionnelles auxquelles il rattache l’hôpital dans son ouvrage fondamental Structure et dynamiques des organisations (1982). L’ensemble des analyses de Mintzberg sur la bureaucratie hospitalière ont été largement reprises par les chercheurs en gestion de la santé et ont permis de mettre en évidence les caractéristiques de ces bureaucraties.
Caractéristiques des bureaucraties hospitalières
Les bureaucraties hospitalières présentent plusieurs points les définissant. D’une part, il existe un haut niveau de qualification des professionnels et un manque de contrôle sur le travail.
À l’hôpital, « l’ouvrier de production (de soins) » est hautement qualifié et formé (l’infirmier est au moins diplôme de Bac + 3, plus des spécialisations, des stages et des évaluations permanentes). Il bénéficie d’une large autonomie dans le travail et, de toute façon, la complexité de son travail rend tout contrôle direct impossible.
Par ailleurs, la logique de l’identité professionnelle prime sur l’identité organisationnelle et la fonction. Ainsi le cadre de santé est soignant avant d’être manager ou le chef de service est médecin avant d’être manager. En même temps, l’hôpital se fonde sur des espaces de quête de légitimité dans lesquelles grades ou fonctions permettent de s’identifier. Cette légitimité est conférée par un statut (« le Dr »), une expertise particulière (« le professeur spécialiste »), une expérience, des diplômes ou encore l’appartenance à un corps (corps des directeurs, corps des médecins, corps des soignants).
Il est fréquent que les personnels de santé se présentent à l’aide de leur grade (« Je suis cadre supérieur de santé », « Je suis directeur hors classe ») plutôt que leur fonction (« Je suis chef du pôle X ou directeur de la logistique ».
Enfin, plusieurs lignes d’autorité participent de l’inertie du système hospitalier et rendent les organigrammes de prises de décision peu lisibles.
Elles viennent des logiques de corps (médecins, soignants, administratifs et directeurs), des statuts (le professeur de médecine même s’il n’est pas chef de service peut peser dans les prises de décisions) ou des fonctions dans l’organisation (le président de la commission médicale d’établissement a in fine autant de poids dans les décisions stratégiques qu’un directeur d’établissement).
Harcèlement textuel et mythe des économies d’échelle
La question des économies d’échelle dans les organisations est au cœur de la réflexion économique. Dans le secteur public, elle est illustrée au niveau des collectivités locales par les intercommunalités, dans universités par des fusions d’établissements et dans les hôpitaux par des regroupements. Le courant du New Public management, né au début des années 1980, pousse, au nom d’économies d’échelle et d’un meilleur pilotage, à la constitution de grands ensembles. Or, un rapport de l’IGAS démontre clairement les limites de la pertinence des grands ensembles hospitaliers issus des fusions, les coûts de coordination et l’inertie bureaucratique induite.
Il est indiqué dans le rapport que le degré de bonne santé économique des hôpitaux semble être inversement proportionnel à leur taille.
Or, toutes les réformes hospitalières conduites depuis les années 1970 concourent, à l’inverse des intentions affichées, au processus de construction bureaucratique en défendant les grands ensembles hospitaliers par un vocable à peine déguisé. Aux « fusions, mutualisation » d’avant les années 2000, le législateur a préféré les « groupement de coopération sanitaire », « groupement hospitalier de territoire » ou certaines autres formes de coopération telles que les « communautés hospitalières de territoire » réservées aux seules établissements publics. Ainsi, alors que le privé représente 45 % des établissements de médecine-chirurgie-obstétrique (MCO), à l’échelle nationale, c’est l’hôpital public qui devient le point central de toutes les formes.
En se succédant et en s’empilant les unes sur les autres, les réformes hospitalières relèvent quelques fois, comme Jean‑Claude Moisdon l’a mis en évidence, d’un « bricolage législatif ».
Qualité, procédures et perte de sens
L’évaluation de la qualité des actes et des soins est consubstantielle du métier de médecin et de soignant. Elle est le cœur de leur préoccupation lors de toute prise en charge. La qualité a permis au secteur industriel de faire « plus avec moins » en mettant en place des démarches qualité organisationnelles. Ce sont ces types démarches qui ont fait le succès de l’industrie automobile japonaise pour des entreprises comme Toyota. Ces approches très globales ont un sens commun : la satisfaction du client.
Les travaux d’une doctorante que nous avons encadrée, Sandrine Hayo montrent à partir de l’analyse de 623 mémoires de fin d’études d’élèves managers d’écoles de cadres de santé entre 1995 et 2015 que le champ sémantique lié au concept de qualité a évolué au cours du temps. Il s’est progressivement détaché du soin et de l’acte de prise en charge pour s’orienter vers les processus organisationnels puis plus récemment vers les personnels de santé. La crise du coronavirus n’a fait que mettre en lumière la profonde souffrance des professions soignantes.
Perte de (bon) sens
Les illustrations de cette qualité qui conduit à perdre le sens (« ou le bon sens ») sont nombreuses et ont des conséquences bureaucratiques.
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La qualité procédurale, c’est-à-dire la production de normes, d’instructions, de procédures vise un contrôle de forme (« J’ai le formulaire, j’ai le cachet ») plus que de pertinence (« les informations du formulaire sont-elles toutes utiles ? »). Cette qualité procédurale participe de l’inversion de la chaîne de valeur hospitalière. Ce qui fait sens devient la production de règles car les fonctions structurantes de l’hôpital (produire des soins pour prendre en charge les patients) ont cédé leur place aux fonctions supports (qualité, logistique, achats, gestion administrative…).
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Les fonctions supports se sont développées pour accompagner la gestion des ensembles hospitaliers toujours plus grands au détriment du médical. La part des personnels non médicaux et non soignants est importante dans les hôpitaux). Une synthèse d’études américaines de Himmerslstein & Woolhandler interroge l’efficience de l’administration hospitalière (https://www.healthaffairs.org/doi/10.1377/hlthaff.2013.1327) et montre que la croissance des personnels administratifs est beaucoup plus rapide que celle des médecins dans les hôpitaux américains.
Et demain ? Il nous semble difficile de penser territoire sans mieux prendre en compte l’ensemble des acteurs des territoires. Comment mieux intégrer l’hospitalisation privée ? Comment les élus locaux (maires, présidents de région) peuvent mieux être intégrés aux questions d’organisation et de régulation des prises en charge ? Quels rôles devront jouer les ARS si les élus locaux sont plus présents dans les questions de l’organisation des prises en charge sur leur territoire ?
Julien Husson a reçu des financements de la fondation de l’Université Lorraine. Il est membre de l’association IHEDN AR 13 (Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale)