Carrières : avec la crise, quatre manières d’appréhender sa quête de sens au travail
À l’instar de toutes les grandes crises, la pandémie de Covid-19 constitue un choc pour l’ensemble des salariés. Si certains ont vu leur activité s’intensifier, d’autres à l’inverse font l’expérience d’un arrêt brutal synonyme d’ennui ou de reconstruction de leur activité à distance avec le télétravail.
Plus fondamentalement, ce moment de rupture constitue une occasion de questionner le sens donné au travail. Le but de cet article est de comprendre comment le choc de carrière lié à la crise sanitaire impacte le sens donné au travail.
Définir la notion de sens au travail
Tout d’abord, le choc de carrière peut être défini comme un événement peu fréquent et extraordinaire qui provoque un processus de réflexionpour le travail.
Ensuite, le sens du travail a trois définitions possibles. Tout d’abord, le sens se comprend comme la signification, c’est-à-dire comme la représentation qu’une personne se fait du travail et la valeur qu’elle lui attribue. Selon une seconde définition, le sens est l’orientation qu’une personne donne à son travail, ce qu’elle recherche à travers lui. En troisième lieu, le sens peut être conçu comme la cohérence recherchée par une personne entre sa raison d’être intime et son travail.
Comprendre comment la crise impacte le sens donné au travail est crucial car ce sens a une influence forte sur la productivité et le bien-être nécessaire en temps de crise.
Pour répondre à notre questionnement sur l’impact des chocs de carrières sur le sens au travail, nous avons réalisé 25 entretiens auprès de salariés en contrat à durée indéterminée (CDI) tout en équilibrant les générations et le genre.
La crise comme confirmation
Quatre transformations du sens au travail sont identifiées. La première correspond à une confirmation du sens au travail. Le salarié avait déjà identifié le sens de son travail. Par la crise, il s’aperçoit que celui-ci est vraiment nécessaire à l’entreprise quelle que soit l’activité (sanitaire, logistique ou encore financière).
Cette première nommée « confirmation du sens au travail » s’explique par deux grands facteurs.
« Je savais que mon travail avait du sens mais aujourd’hui c’est encore plus fort. » (Interview 1)
Tout d’abord, la communication et l’organisation mise en place par l’entreprise pour soutenir le salarié participent à cette confirmation du sens au travail.
En permettant au salarié de travailler efficacement tout en prenant en compte ses contraintes personnelles ou encore en ayant un discours managérial bienveillant et motivant, le salarié confirme l’importance que peut avoir son travail pour l’entreprise mais aussi pour les clients/usagers.
Ensuite, l’étape de carrière dans laquelle se situe le salarié augmente cette prise de conscience. En ayant déjà eu plusieurs expériences professionnelles, le salarié a pu identifier le sens que pouvait avoir son travail. Ce choc de carrière amplifie le sens donné au travail qui apparaît maintenant comme vital.
La crise comme rupture
Le deuxième type identifié est la rupture du sens donné au travail. Si le salarié pouvait avoir identifié un sens à son travail, le choc de l’épidémie rebat les cartes.
Les actions prises par sa société comme la mise en place d’un chômage partiel total, un discours très brutal de la direction sans explication de leur choix, l’absence de contact régulier de la part du manager avec son collaborateur accroissent cette remise en cause brutale et définitive du sens au travail.
« J’ai été mise au chômage partiel à 100 % sans explication. Je pensais que je servais dans la société mais en fait non. Mon travail ne sert à rien et on m’a bien utilisé avant. » (Interview 4)
À ce premier facteur identifié s’ajoute un deuxième. Une carrière avancée amplifie fortement cette rupture de sens.
Ayant déjà connu des ruptures fortes avec l’entreprise, le salarié anticipe ces dernières et envisage tout de suite un nouveau choc de carrière négatif. Il pense que son emploi est menacé et qu’il n’a plus de sens pour l’entreprise et pour lui-même. Une mobilité externe est anticipée à court terme.
La crise comme remise en cause
Le troisième type de nouveaux sens au travail est la remise en cause du sens au travail. Un véritable processus de réflexion est amorcé.
« J’étais pas très heureux dans ce que je faisais mais là travailler à distance c’est vraiment dur ! Je vois pas l’intérêt de ce que je fais. » (Interview 8)
Ce troisième type de sens au travail découle encore des différentes actions prises par l’entreprise. Celles-ci peuvent être positives mais insuffisantes.
Le salarié ne se retrouve pas dans le discours de l’entreprise et rencontre des difficultés dans ses missions. Il n’est pas assez accompagné dans les difficultés personnelles qu’il peut rencontrer que ce soit par la manager ou les collègues avec lesquels il travaille.
Ensuite, étant en début de carrière, le salarié n’ayant pas connu de chocs de carrière négatif, le sens du travail a pu être questionné lors du choix du premier emploi. Ce dernier étant maintenant décevant pour le salarié, une remise en cause du sens au travail s’observe.
Une transition professionnelle n’est pas envisagée à court terme car le jeune travailleur identifie les futures difficultés économiques et le manque d’expérience de son parcours.
La crise comme révélation
Enfin, le dernier changement du sens du travail s’apparente à une véritable révélation pour le salarié.
« Ce que je fais est vraiment important ! J’aide les élèves à suivre l’école. Notre impact est très fort. J’aime ce que je fais. Je trouve un vrai sens ». (Interview 18)
Si au départ, le travail n’avait pas forcément un sens très précis, le salarié réalise grâce à la crise que son emploi a un vrai sens pour lui-même, la société et l’entreprise. Le salarié est très touché émotionnellement. Il est fier de ce qu’il fait.
Cette révélation s’explique en partie par l’étape de carrière dans laquelle est le salarié. Étant en début de carrière, il n’a pas pu identifier auparavant le véritable sens de son travail.
L’autre facteur explicatif est le soutien social de l’entreprise et du manager. En soutenant le salarié dans son travail, en communiquant sur l’importance des tâches réalisées, en le motivant, l’entreprise et le manager soutiennent le collaborateur et amplifient cette révélation. Le salarié prend tout à coup conscience de l’importance de son travail.
De la prise de conscience à l’action
En identifiant quatre types de transformation du sens au travail, nos travaux mettent en exergue deux facteurs clés explicatifs.
Tout d’abord, l’entreprise a un rôle primordial dans l’accompagnement de ce choc de carrière permettant au salarié de donner du sens au travail. Par l’exemplarité de ses dirigeants, le discours des managers ou encore la prise en compte de contraintes personnelles telles que la garde d’enfant, l’entreprise favorise le sens donné au travail.
Ce soutien social de l’entreprise et du manager est encore plus important pour les salariées ayant des enfants. Lorsque l’entreprise ne prend pas en compte ces contraintes familiales, les femmes plus exposées remettent en cause le sens donné à leur travail. Les différences de genre s’expliquent par le soutien du manager et de l’entreprise.
Le deuxième facteur explicatif est l’étape de carrière du salarié. Les générations X (personnes nées entre les années 1965 et 1981) et « millennials » (nés après 1981 et adolescents dans les années 2000) ne questionnent pas de la même manière le sens de leur travail et n’envisagent pas les mêmes conséquences. Pour les millennials, une remise en question est possible sans pour autant envisager une réelle rupture.
La peur d’une crise économique et la fragilité de leur expérience les conduisent à ne pas penser à une reconversion professionnelle brutale. A contrario, la génération X questionne plus le sens de son travail lorsque des difficultés sont rencontrées et anticipe rapidement une transition professionnelle.
Le déconfinement représente un véritable défi pour les entreprises. Permettront-elles une confirmation du sens donné au travail et aideront-elles certains travailleurs à retrouver du sens ?
Cet article a été rédigé à la suite d’un appel à contributions flash de la Revue française de gestion dans le contexte de la crise sanitaire engendré par le virus responsable de l’épidémie de Covid-19.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d’une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n’ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.