Engager aux gestes barrières

 

par Stéphane Amato
 
L’information et la communication sont des activités sociales tellement partagées que chacun, surtout en temps de crise, développe plus ou moins l’idée d’une compétence personnelle. Il rejoint alors les rangs des experts. Lors des crises sanitaires, les experts en médecine, les journalistes, les gouvernants (…) sont amenés à participer très activement à la conception, la réalisation et la diffusion de messages persuasifs. Ceux-ci peuvent être à visée préventive ou bien liés aux traitements et médications. Ils peuvent aussi inviter à respecter une hygiène de vie, de « bons » comportements (par exemple, des gestes barrières), de « bonnes » habitudes afin de se protéger soi-même et de protéger les autres.

Cette surexposition des publics aux messages persuasifs est-elle « efficace » ? Hors contexte de crise, le livre blanc de la Fondation Concorde L’observance des traitements : Un défi aux politiques de santé (2014) constatait le non-respect des consignes sanitaires et évaluait son « coût » : « Un Français sur deux ne respecte pas son traitement. Le coût humain est de 8000 décès par an et le coût financier de 2 milliards d’euros par an, avec 1 million de journées d’hospitalisation induites ». En 2020, au moment de la crise du Covid-19, les coûts humains et financiers sont bien évidemment très au-delà de ce qui pourrait paraître imaginable à la lecture de ce livre blanc.

Mais alors comment s’y prendre pour que les messages gouvernementaux, au-delà de l’information, entrainent les comportements attendus ? Dans un contexte d’urgence et de « guerre déclarée », pour reprendre les mots du Président de la République, mieux vaut bien choisir ses armes… Les sciences humaines et sociales sont-elles en mesure d’apporter une pierre à l’édifice ?


  • Amato S., Bernard F., 2018, « Adhésion, observance et compliance : apports info-communicationnels », MEI, Médiation et Information, n°44‑45, 23‑34.


Des messages persuasifs aux actes : un passage délicat

La question des « comportements sanitaires adaptés » a motivé des recherches scientifiques dès les années 1940-50. Par exemple, les américains Irving Janis et Seymour Feshbach avaient, dans un cadre expérimental, cherché à persuader les gens de l’importance du brossage des dents en mettant en avant le risque encouru et donc le sentiment de peur. Comme souvent en la matière, surtout lorsqu’il s’agit de modifier des habitudes solidement ancrées voire ritualisées, les résultats ne furent guère convaincants. Peu à peu, s’est dégagé un consensus scientifique sur un phénomène simple : informer voire inciter est efficace pour modifier les attitudes et les représentations des individus (ce qu’ils pensent)… mais n’a qu’un impact marginal sur leurs comportements constatés (ce qu’ils font).

C’est dans cet esprit que Kurt Lewin (1943), psychologue social, a été sollicité par le gouvernement américain au sortir de la Seconde Guerre Mondiale. En période de pénurie de viande, les campagnes de communication traditionnelles échouaient à « motiver » les ménagères pour qu’elles cuisinent des abats, comportement jugé alors nécessaire pour ne pas développer des carences. Mais les habitudes étaient bien ancrées et ce n’est qu’après plusieurs tentatives que l’expérimentaliste a eu l’idée de faire précéder le message incitatif classique d’un minuscule « acte préparatoire », c’est-à-dire de la mise en visibilité concrète d’une forme d’engagement. Cherchant à conceptualiser le phénomène, Lewin en vint à formuler qu’« il n’y a rien de plus pratique qu’une bonne théorie ».

Dès lors, notamment en psychologie sociale, d’autres travaux ont emprunté cette direction. C’est par exemple le cas d’une approche contemporaine, la théorie de l’engagement, développée d’abord en psychologie sociale expérimentale puis, récemment, dans les sciences de l’information et de la communication à travers la théorie de la « communication engageante et instituante ».


  • Amato S., 2013, Communication numérique engageante : Relations entre théories, méthodologies et terrains. Thèse de sciences de l’information et de la communication, Aix-Marseille Université.
  • Bernard F., 2006, « Organiser la communication d’action et d’utilité sociétales. Le paradigme de la communication engageante », Communication & Organisation, n°29, 64‑83.

La théorie de l’engagement

On dispose désormais de près de 80 ans de recherches relatives non seulement aux attitudes et représentations des publics, mais aussi leurs comportements effectifs et observés, et pas seulement déclarés. Ces travaux se trouvent synthétisés et rendus accessibles au plus grand nombre dans le Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens de Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois (2014).

On y trouve notamment le récit d’une recherche publiée en 1966 par Jonathan L. Freedman et Scott C. Fraser qui a interrogé nombre de psychologues sociaux. Ces chercheurs ont fait accepter par 76% d’un groupe d’habitants de la ville californienne de Palo Alto de placer une grande pancarte concernant la sécurité routière à l’avant de leur jardin. Ils avaient seulement demandé à ces personnes, deux semaines auparavant, de coller le petit autocollant « Soyez un conducteur prudent » sur leur fenêtre ou sur leur voiture. Ce pourcentage est à comparer aux 16,7% de personnes ayant répondu favorablement à la demande directe d’acceptation de la pose de la pancarte (groupe de contrôle).

Quelle était la différence entre les deux groupes ? Un petit rien qui a beaucoup d’effet. En réalité, un acte préparatoire engageant. Un acte préparatoire engageant est un petit acte peu coûteux (en temps, en énergie, en argent…) à caractère public, réalisé dans certaines situations. Il doit aller dans la direction des comportements attendus ultérieurement. En outre, pour Freedman et Fraser, « quand une personne a été amenée à se soumettre à une petite requête, elle est plus susceptible de se soumettre à une requête plus importante ».

Selon Joule et Beauvois (2017), « L’engagement correspond, dans une situation donnée, aux conditions dans lesquelles la réalisation d’un acte ne peut être imputable qu’à celui qui l’a réalisé ». Deux des effets désormais bien connus de l’engagement sont la consolidation des décisions prises et la réalisation de nouveaux actes ayant la même signification, même s’ils s’avèrent plus coûteux.


  • Joule R.-V., Beauvois, J.-L., 2017, La soumission librement consentie. Comment amener les gens à faire librement ce qu’ils doivent faire ?, Paris : PUF.

  • Joule R.-V., Beauvois J.-L., 2014, Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, Grenoble : PUG.


La communication engageante et instituante

Il ne manquait plus qu’à passer d’une communication en « face à face » à une communication pouvant atteindre de grands groupes. C’est un des projets de la communication engageante et instituante. Le principe consiste à diffuser largement un message persuasif, par les canaux habituels, après avoir obtenu de la part des futurs récepteurs un acte préparatoire engageant avec le contenu du message.

Les travaux portant sur la communication engageante obtiennent des résultats extrêmement intéressants dans le sens où ils montrent que, précédé d’un (ou de plusieurs) acte(s) préparatoire(s) engageant(s) approprié(s), un message persuasif a bien plus de chance de produire un changement en actes.

Les chercheurs soulignent notamment qu’il convient d’aider l’individu à tisser un lien entre ce qu’il vient de faire (l’acte préparatoire) et ce qu’il « est », en élevant la perception de son action à des niveaux d’abstraction élevé, en termes de valeurs. Pour ce faire, on peut avoir recours à la simple technique dite de « l’étiquetage ». Par exemple, dire à un individu venant de répondre à un questionnaire sur le Covid-19 « C’est bien, vous m’avez gentiment aidé ! » ne relève pas du même niveau d’identification et ne renvoie pas aux mêmes valeurs que « C’est bien, vous êtes vraiment quelqu’un de soucieux de votre santé et de celle des autres ! ».

Aujourd’hui, les réseaux sociaux numériques et les « nouveaux médias » en général sont des canaux d’interaction et de communication extrêmement pertinents pour appliquer la communication engageante dans la mesure où il est relativement facile de favoriser la production d’actes (tels de simples « clics ») qui peuvent devenir autant d’actes engageants, si l’on a une maîtrise des situations de production de ces derniers.

Audrey Marchioli (2010) a posé certaines prémices quand, dans le cadre de sa thèse, elle a exposé des groupes d’individus (196 au total) à une expérience sur Internet : hommes et femmes ; âge moyen de 20 ans ; profils sociodémographiques diversifiés, répartis aléatoirement dans six conditions ; expérience contrôlée. Le premier groupe était exposé à des sites Web, dont un site de prévention du VIH (virus du Sida). Un autre différait uniquement dans la mesure où il était proposé à chacun de s’engager par signature électronique à une vigilance par rapport au VIH ; un acte en fait totalement anodin et presque évident. A la sortie de la salle, des préservatifs étaient disposés librement. Spontanément, les individus de ce dernier groupe ont été considérablement plus nombreux à se saisir des préservatifs mis à disposition.

Cette expérience n’est qu’un exemple parmi d’autres qui ont démontré l’efficacité de telles pratiques dans des domaines tels que la nutrition, le respect des recommandations médicales et d’autres comportements pro-sociaux liés à des urgences en termes de santé publique.

En temps d’urgence absolue et de crise sanitaire grave comme celle du Covid-19, informer les populations ne suffit donc pas. Il faut absolument déployer des dispositifs permettant de communiquer rapidement avec elles et parvenir à de réelles et durables modifications comportementales.

C’est en croisant intelligence politique, sciences expérimentales et sciences humaines et sociales que l’on peut aider à surmonter cette crise sanitaire d’une ampleur hors du commun. La communication engageante et instituante ainsi que la communication numérique engageante font partie intégrante de ces réserves opérationnelles prêtes à être mobilisées.


  • Marchioli A., 2010, La communication d’action et d’utilité sociétales : Étude de la production et de la réception de la communication médiatique préventive du Sida. Perspectives ouvertes par la communication engageante, Thèse de sciences de l’information et de la communication, Aix-Marseille Université.

  • Bernard F., 2006, « Organiser la communication d’action et d’utilité sociétales. Le paradigme de la communication engageant », Communication & Organisation, n°29, 64‑83.

  • Bernard F., Joule R.-V., 2004, « Lien, sens et action : vers une communication engageante », Communication & Organisation, n°24, 347‑362.


Crédits images en CC : Pixabay cromaconceptovisual, Budikai, MashiroMomo, Patrick Mignard pour Mondes Sociaux

Illustration d’Adèle Huguet pour Mondes Sociaux : tous droits réservés Adèle Huguet. Pour découvrir ses dessins, https://adelehuguet.wordpress.com/

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

I accept that my given data and my IP address is sent to a server in the USA only for the purpose of spam prevention through the Akismet program.More information on Akismet and GDPR.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.