[Vulgarisation] Travailler dans le low cost : l’envers des prix bas
La crise du pouvoir d’achat contribue à l’émergence et au succès, dans de nombreux secteurs de l’économie, d’enseignes rassemblées sous le vocable de low cost. Celles-ci se caractérisent par une simplification drastique de l’offre et du service, des lieux de vente austères, de faibles marges et de faibles prix, autant d’ingrédients d’une « révolution » qui bouleverse la distribution traditionnelle. Mais au-delà de l’aspect commercial, quels sont les effets du low-cost sur la forme des organisations et les conditions de travail ?
« Tu ne peux pas envisager du low cost sans être dans des coûts qui sont très bas », explique en entretien un des anciens cadres dirigeants de Bricostock, enseigne de bricolage low cost qu’il a contribué à fonder dans la décennie 1990. Dès leur création, et dans le quotidien de la gestion, les entreprises du low cost sont donc pensées par leurs coûts, qu’il s’agit de comprimer au maximum.
La gamme et le choix s’en trouvent considérablement réduits par rapport aux enseignes classiques, tout comme les superficies de vente, les magasins low cost étant de plus petite taille. Moins de services sont par ailleurs proposés à la clientèle : pas de jardinerie, pas de découpe de verre, pas de sur-mesure, dans le cas du bricolage. Or, le low cost a aussi des conséquences importantes sur les conditions de travail de ses salariés : effectifs réduits, polyvalence et précarité sont en effet au cœur de ce modèle économique.
Nous nous appuyons ici sur deux enquêtes complémentaires réalisées en immersion dans deux secteurs de la distribution low cost. L’enquête principale se compose de sept mois d’observation participante en tant que stagiaire en vente dans deux magasins de bricolage low cost (que nous appellerons Bricostock) et de 61 entretiens. L’enquête secondaire a aussi été réalisée par observation participante, cette fois dans un magasin du hard discount alimentaire (que nous nommerons Maxeco), sur une durée de deux mois. 23 entretiens ont été conduits à cette occasion.
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Gardes C., 2019, « Un salariat à bas coût. Le travail dans une enseigne low-cost de bricolage », thèse de sociologie, École des Hautes Études en Sciences Sociales.
Le travail sous la pression des coûts
Travailler dans des espaces réduits, avoir une gamme courte mais livrée en grandes quantités, façonne pleinement l’expérience quotidienne des salariés, qui doivent composer avec ces contraintes. Dans le low cost, le travail constitue un facteur essentiel de réduction des coûts, comme en témoignent les masses salariales (poids des salaires par rapport aux recettes de l’entreprise) comparées des trois principales enseignes du secteur : 11 % contre 16 % chez les deux principales enseignes classiques, en 2016.
En effet, l’une des caractéristiques principales du low cost réside dans son fonctionnement en effectifs réduits – 62 salariés en moyenne dans un magasin Bricostock, contre 119 dans un Décomarché et 163 dans un Dupont-Mat. La baisse est encore plus spectaculaire dans le hard discount alimentaire, où l’on ne trouve que 6 salariés pour 500 mètres carrés de surface, contre 12 pour un supermarché classique, soit le double !
Des équipes particulièrement réduites gèrent donc simultanément une clientèle massive, attirée par les prix bas, pour laquelle elles n’ont reçu aucune formation, et de gros volumes de marchandises à mettre en rayon, le tout dans un espace réduit en taille et qui ne dispose que d’étroits espaces d’entreposage. Fonctionner en effectifs réduits suppose aussi une plus grande polyvalence de la part de ces salariés.
Dans le bricolage, les vendeuses et vendeurs gèrent simultanément relation avec la clientèle, mise en rayon et gestion des stocks, là où dans les enseignes classiques, le conseil occupe la part centrale et noble du métier, pour laquelle il existe des formations et qui rend plus secondaires les tâches liées à la marchandise. Dans le hard discount alimentaire, sur une même journée, les employés libre-service sont susceptibles de faire de l’encaissement, de la mise en rayon, du nettoyage ou bien encore de la réception de livraisons. Il s’ensuit que le travail se fait dans l’urgence et que l’activité s’en trouve très intensifiée.
La flexibilité du travail s’accompagne d’une forte flexibilité de l’emploi. Si les CDI restent majoritaires, on note un recours plus important aux formes particulières de l’emploi que dans les autres enseignes : chez Bricostock, le taux d’intérim est de 6,3 % en 2016, contre 0,3 à 1,8 % pour ses deux concurrents classiques tandis qu’on compte 20 % de temps partiels contre 13 % ailleurs. Chez Maxeco (hard discount alimentaire), tous les employés sont à 28 heures, sans possibilité de renégocier à la hausse ce volume de travail. Les horaires sont variables et atypiques, particulièrement dans le low cost du bricolage : 6h-13h / 10h-18h / 13h-20h, afin de couvrir une amplitude horaire plus large que chez les concurrents classiques, où les magasins ouvrent généralement entre 8h et 9h (7h chez Bricostock).
Des salariés socialement vulnérables
Qui travaille dans les entreprises de distribution low cost ? Nos enquêtes de terrain ont permis de nous entretenir avec un nombre important de salariés et de recueillir caractéristiques et trajectoires sociales et professionnelles.
Dans le low cost du bricolage, caissières, vendeuses et vendeurs, employés de réserve (que nous nommons salariés subalternes pour caractériser leur position au bas de l’échelle des emplois), sont issus des franges instables des classes populaires urbaines, sont parfois d’origine immigrée et sont la plupart du temps faiblement diplômés (majorité de BEP et CAP inachevés). Leurs parcours professionnels sont particulièrement heurtés, marqués par l’alternance entre contrats courts, chômage et minimas sociaux tels que le RSA.
Ces instabilités multiples et enchevêtrées portent les individus à fortement valoriser le CDI offert par le low cost, bien que les conditions de travail y soient difficiles. On trouve de mêmes profils dans le hard discount alimentaire à la différence que ce sont majoritairement des femmes. Ils sont aussi un peu plus diplômés : notons par exemple la présence d’employés immigrés, dont certains ont des diplômes de leur pays d’origine, qu’ils ne parviennent pas à valoriser en France et qui les contraint à occuper ce type d’emploi.
Point commun entre les deux secteurs, le low cost accentue la ségrégation genrée des emplois. On trouve 75 % de femmes dans le low cost alimentaire, contre seulement 60 % dans les enseignes traditionnelles et 83 % d’hommes dans la vente low cost de bricolage, contre 72 à 74 % chez les deux concurrents classiques. Le travail repose sur des compétences de genre, force physique du côté du bricolage, « relationnel » et service du côté de l’alimentaire, et enserre le recrutement dans des stéréotypes de genre assumés par les cadres.
Considérées comme « naturelles », ces compétences ne font l’objet d’aucune reconnaissance, ce dont les niveaux de salaire rendent compte. En 2016, les employés de Bricostock gagnent en moyenne 1562 euros bruts mensuels contre 1654 à 1747 euros dans les enseignes classiques. Dans le hard discount alimentaire, le salaire est à peine supérieur au SMIC.
Un collectif de travail dans le low-cost ?
Malgré ce contexte professionnel contraignant, le temps long de l’observation dans le low cost du bricolage a permis d’y saisir l’émergence ponctuelle d’un collectif de travail à géométrie variable, centré sur les vendeurs en rayon, véritable ressource pour affronter de telles conditions de travail.
Ce collectif se structure d’abord autour de l’activité en elle-même. Le travail en solitaire, du fait des effectifs réduits, et l’absence de formation forcent l’entraide et la transmission des savoirs. Les vendeurs sollicitent des « coups de main » pour porter des charges lourdes ou répondre aux interrogations complexes des clients. Les vendeurs en CDI, même si le temps manque, donnent quelques ficelles aux intérimaires, pour être plus rapide ou protéger le corps des risques du travail.
D’intenses sociabilités, tissées à l’écart des cadres, viennent égayer l’activité. Le travail dans l’urgence et en effectifs réduits donne lieu en effet à de nombreuses blagues et joutes verbales entre salariés, « craquages » qui réintroduisent le rire au cœur d’une activité intensifiée.
Ce collectif se construit ensuite contre deux types d’actrices et d’acteurs desquels ces salariés se différencient, la hiérarchie d’un côté, les clients de l’autre. Aux « cadres », ils opposent des postures masculines reposant sur leurs aptitudes physiques, leur endurance, empruntant aux registres du genre et de la sexualité pour affirmer collectivement une condition de classe et de métier.
Il peut s’agir par exemple de réprouver en coulisses leur faiblesse physique supposée face à la manutention, de leur prêter des craintes disproportionnées face à certains clients agressifs ou face à leur propre hiérarchie – contraintes que les salariés savent, eux, affronter. Mais il s’agit également de désapprouver parfois le présentéisme dont les cadres font preuve, qui apparaît aux yeux de certains salariés comme la marque d’un désintérêt pour la sphère privée et familiale, ce qui leur paraît impensable.
Les salariés subalternes se distinguent également des clients, considérés comme des profanes du bricolage et faisant l’objet de catégorisations sociales multiples, en termes raciaux, de classe ou de genre : attirés par les prix bas, ils sont souvent vus comme « pauvres » et « pénibles » de par leur inculture technique ou leur empressement à obtenir un conseil des salariés.
Ce faisant, les salariés subalternes se positionnent, en se frottant à deux fractions de classe extrêmement proches d’eux. Dans cette configuration complexe, la position des vendeuses, ultra-minoritaires, est ambivalente : elle oscille entre pleine intégration au collectif, du fait des proximités de métier et de classe sociale qu’elles partagent avec les vendeurs, et railleries de la part des clients et des pairs masculins, rappels à l’ordre du genre qui les réassignent parfois à une place reléguée dans le collectif.
Solidarités et résistances
On comprend la force de ce collectif en constatant la multiplicité des conflictualités et des résistances qui s’y déploient, contre le travail et les cadres. Même si l’implantation syndicale est faible, les salariés subalternes trouvent à exprimer différentes formes de contestation. La polyvalence est par exemple décriée au nom de la qualité du service, qu’ils estiment affaiblie par les fréquents changements de rayon ou de tâches de travail.
Mais les arguments ne sont pas simples à faire valoir dans cet univers de contraintes – aussi les conflictualités s’expriment-elles le plus souvent de façon latente, sous la forme de dérobades, d’esquives et de jeux avec la prescription. Ces pratiques de résistance discrètes consistent à jouer la déférence devant les cadres pour mieux faire à sa guise en leur absence. Les salariés réorganisent alors informellement l’activité selon leurs conceptions du travail bien fait, et parviennent à imprimer leur marque sur une organisation qui pourtant ne semble leur laisser que peu de place.
En étudiant le low cost du point de vue du travail – ce qui n’avait que rarement été fait jusque-là –, on accède à un précipité des conséquences des stratégies de réduction du coût du travail, tendance lourde des mondes du travail contemporain. Le low cost ne se caractérise pas uniquement par ses prix attractifs, mais aussi par des conditions de travail et d’emploi revues à la baisse, concernant le plus souvent des individus socialement fragiles et n’ayant pas d’autre choix que de les accepter.
Faire état des brutalités que ce modèle économique fait subir aux salariés n’est cependant pas suffisant. L’observation fine du quotidien de travail donne en effet accès à une grande diversité de rapports au travail et au low cost, engagement mais aussi distance et conflictualités. Les salariés, tout contraints soient-ils par cette machinerie de gestion, trouvent à se fédérer et à résister, dans des conflictualités diffuses et discrètes qui méritent toute notre attention.
- Combe E., 2014, Le low-cost : une révolution démocratique et économique, Paris : FONDAPOL.
- Gardes C., 2018, « Le coût des prix bas. Travailler dans le hard-discount alimentaire », La Nouvelle Revue du Travail, n°12.
- Gardes C., 2019, « Genre, classe et collectif de travail dans le low-cost du bricolage », Sociologie du Travail (dossier spécial « Genre et classes populaires »), vol. 61, n°3.
Illustration d’Adèle Huguet pour Mondes Sociaux : tous droits réservés Adèle Huguet. Pour découvrir ses dessins, https://adelehuguet.wordpress.com/
Crédits images en CC : Flaticon Smashicons, Icongeek26, Nhor Phai
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