Les compétences professionnelles sont-elles les plus utiles dans la vie active ?

Les compétences professionnelles sont-elles les plus utiles dans la vie active ?

par Nathalie Beaupère, Marianne Blanchard, Philippe Lemistre, Boris Ménard
 
Pourquoi les diplômés des écoles d’ingénieurs et de commerce s’insèrent-ils mieux sur le marché du travail que les étudiants titulaires de masters universitaires, alors que tous ont un « bac+5 » ? À cette question, au demeurant bien française, l’une des réponses fréquemment invoquées serait le caractère plus professionnalisé des formations proposées dans les écoles.

Pourtant, lorsque l’on interroge les principaux intéressés, à savoir les anciens étudiants, sur les compétences qu’ils estiment avoir acquises au cours de leurs formations et sur celles qui leur paraissent utiles dans leur emploi, c’est une tout autre vision qui se dessine. Loin de valoriser les compétences très (trop ?) spécifiques, les diplômés des écoles comme de l’université mettent en avant l’importance des compétences plus larges souvent qualifiées de « transversales ». Il s’agit, en l’occurrence, de savoirs et de savoir-faire mobilisés par plusieurs métiers. Or en matière d’acquisition de ces savoirs, l’université est loin d’être mauvaise élève. 


  • Blanchard M, Beaupère N., Lemistre P., Ménard.B., 2019, « Diplômés de master et d’écoles : quand les compétences s’emmêlent », Éducation Permanente, n°218, 97-107.


À la recherche de compétences générales et spécifiques « adéquates »

D’abord introduite dans les entreprises via le management des ressources humaines, la « logique compétences » s’oppose dans ce contexte à la logique de poste. L’idée sous-jacente est que les individus doivent pouvoir s’adapter à des tâches variées, et agir de façon plus autonome. La notion de compétence s’est ensuite progressivement diffusée dans le système éducatif. Bien qu’elle soit relativement polysémique, son usage met l’accent sur la mise en œuvre effective des savoirs et savoir-faire.  Depuis 2002, pour tous les diplômes du supérieur, les compétences acquises pendant la formation sont répertoriées dans les fiches du Répertoire national des certifications professionnelles (RNCP). Dès lors, pour les équipes pédagogiques, les compétences devraient théoriquement constituer un préalable à la définition des contenus des enseignements, au même titre que le référentiel des activités professionnelles visées par le diplôme.

S’agissant des catégories de compétences, chercheurs et institutions distinguent souvent les compétences transversales, mobilisables dans diverses situations professionnelles, des compétences spécifiques, propres à un domaine professionnel donné. Les politiques publiques françaises, en privilégiant les formations professionnelles et en professionnalisant les plus générales, tendent à valoriser les compétences spécifiques au détriment parfois des compétences transversales.

À cet égard, la France est parfois qualifiée de pays « adéquationniste », car les formations professionnelles où s’acquièrent les compétences spécifiques seraient – sur le marché du travail – plus nécessaires et valorisables que les formations au sein desquelles s’acquièrent des compétences plus transversales. Cette  prime aux compétences spécifiques serait justifiée par leur insuffisance supposée dans les formations initiales, d’où un appel récurrent à la professionnalisation des formations.

Cependant, les perceptions des diplômés de bac+5 relativisent cette hypothèse quand ils décrivent le rôle de leur formation initiale dans leur recrutement et en situation d’emploi. C’est du moins ce que suggère l’interrogation de 971 jeunes titulaires d’un diplôme de niveau bac+5 de master ou d’école dans le cadre de l’enquête « Génération » conduite par le Céreq. Elle concerne les diplômes de l’année 2010 interrogés au printemps 2014, via un module consacré aux compétences. Il s’agissait, à l’aide de questions précises, d’évaluer le degré estimé (auto-évaluation) d’acquisition des compétences en formation et leur niveau requis dans l’emploi, après quatre années de vie active. À partir des catégories institutionnelles (RNCP), pour les compétences spécifiques à un domaine professionnel, et d’enquêtes européennes pour les compétences transversales, des compétences spécifiques et transversales ont été distinguées pour chaque formation étudiée. Parallèlement, des entretiens semi directifs ont été effectués avec un sous groupe de quarante-trois jeunes ayant répondu à l’enquête par questionnaire.

Des compétences transversales acquises en formation nécessaires et suffisantes ?

L’évaluation par les diplômés des compétences transversales requises en emploi se situe en moyenne à un niveau supérieur à celle des compétences acquises en formation initiale, et ce quel que soit le type de formation. Parallèlement, le degré d’acquisition des compétences en formation est toujours évalué à un niveau légèrement supérieur par les diplômés d’écoles de commerce et d’ingénieur, par rapport à ceux issus des universités. À quelques rares exceptions, ces différences se retrouvent pour la majorité des compétences détaillées dans le questionnaire.

L’écart positif entre compétences requises en emploi et acquises en formation ne signifie pas pour autant que les jeunes diplômés se sentent « incompétents » : en effet, ils estiment également mettre en œuvre – et donc combler cet écart avec – des compétences considérées acquises par ailleurs, par exemple dans le cadre familial ou associatif, voire perçues comme des « traits de caractère » ou de « tempérament ». De plus, la nécessité d’acquérir de nouvelles connaissances et compétences à l’entrée en emploi est récurrente dans les entretiens.

Les jeunes déclarent aussi que leur capacité à acquérir ces nouvelles compétences, et donc à s’adapter à de nouveaux environnements de travail, est une compétence en soi que leur formation a contribué à développer. Plus généralement, ils estiment avoir acquis des manières de penser et de s’organiser facilement transposables, favorisant l’adaptabilité à l’emploi et l’acquisition de nouvelles compétences. Ceci est le cas aussi bien pour les diplômés d’écoles que de l’université, même s’ils ne se référent pas aux mêmes dispositions. Ainsi, l’autonomie dans le travail est plus souvent citée par les diplômés de l’université, tandis que les diplômés d’écoles insistent plutôt sur leur capacité à s’adapter à des environnements divers (atelier de production, bureau d’études, recherche et développement, etc.).

Le différentiel entre compétences requises dans l’emploi et acquises en formation ne signifierait donc pas tant que les diplômés estiment que leur formation initiale ne délivre pas un niveau suffisant de compétences transversales. Il signifie plutôt que le niveau de compétences qu’ils déploient relève aussi, selon eux, de leur « personnalité » et de nouvelles compétences acquises dans le cadre de leur emploi.

Quand les compétences spécifiques et transversales s’emmêlent

Le niveau de compétences spécifiques considéré comme acquis est en moyenne supérieur ou égal à celui estimé requis dans leur.s emploi.s pour l’ensemble des compétences évaluées par les 971 jeunes diplômés interrogés. De plus, parmi les compétences spécifiques proposées aux enquêtés, l’analyse montre peu de déficits pour les compétences propres à la spé­cialité du diplôme. Du point de vue des jeunes diplômés, les formations de niveau bac+5 dispensent donc un niveau de compétences spécifiques suffisant pour entrer sur le marché du travail.

Il semble cohérent que les individus déclarent peu de lacunes en compétences spécifiques, puisqu’ils les mobilisent peu dès lors qu’elles sont trop spécialisées. Quand des déficits sont mentionnés, ils concernent essentiellement des compétences qui seraient de toutes façons trop « pointues » ou dépendantes du contexte d’emploi, pour être enseignées au sein de formations destinées à l’exercice de professions variées. Les jeunes interrogés insistent aussi sur le fait qu’il est possible de se former, voire de se spécialiser en cours d’emploi.

Plus encore, les entretiens révèlent que les compétences spécifiques acquises en formation semblent surtout valorisées dans leur dimension transversale. En effet, ce ne serait pas tant leur caractère technique qui importerait, que les capacités à acquérir d’autres compétences qu’elles suscitent.

Ceci  témoigne donc à la fois de la difficulté, voire de l’impossibilité d’offrir des formations parfaitement adaptées à des emplois donnés, mais aussi potentiellement de l’inutilité d’un tel objectif.  

Les compétences des bac+5 : adaptation plutôt qu’adéquation à l’emploi ?

Les constats statistiques, issus des perceptions des étudiants, ne valident donc pas la vision « adéquationniste » à la française prônant une professionnalisation et une spécialisation des formations initiales. Le niveau des compétences spécifiques acquises en formation au niveau bac+5 apparaît en effet excédentaire du point de vue des diplômés.

A contrario, le niveau de compétences transversales acquises en formation initiale est jugé inférieur au niveau requis dans l’emploi dans les questionnaires, ce qui est nettement confirmé dans les entretiens avec les diplômés. Leurs propos et la description qu’ils font de leurs activités professionnelles interrogent en outre la distinction même, inscrite dans les catégories institutionnelles, entre compétences générales et spécifiques.

Plus généralement, les jeunes diplômés estiment que les compétences les plus utiles sont celles qui  leur permettent de s’adapter, ou «  d’apprendre à apprendre ». Dans ce domaine, ce sont davantage les compétences transversales qui sont plébiscitées. Par ailleurs, ils estiment que leur formation, même si elle est considérée comme professionnelle, n’est pas la seule « source » de compétence. De fait, ce qui a pu manquer à leur formation initiale peut être compensé par d’autres formations antérieures, des expériences personnelles,  de la formation continue ou « sur le tas », voire pour certain par ce qu’ils décrivent comme leur « personnalité », et qui renvoie plus à leur socialisation.

Quant au recrutement, lorsque les diplômés tentent de revenir sur les éléments qui ont participé à leur sélection, ils déclarent rarement que ce sont leurs compétences spécifiques qui ont fait la différence. Les entretiens suggèrent qu’à diplôme équivalent, la maîtrise, voire l’expertise, des domaines pour lesquels ils ont été formés sont partagées par les autres candidats. Selon les jeunes interrogés, tout l’enjeu serait donc de se « distinguer », en mettant en avant non pas leurs compétences spécifiques, techniques, mais leur adaptabilité, leurs qualités personnelles et relationnelles.

En tout état de cause, pour les jeunes diplômés à bac+5 des écoles et des universités, en début de carrière l’acquisition de compétences professionnelles est loin d’être suffisante, ils valorisent avant tout leur adaptabilité. Ces différents constats sont néanmoins à nuancer selon la filière (université versus école) et le domaine de formation (sciences sociales versus sciences et techniques, par exemple).

Crédits images en CC : Pxhere mohamed_hassan, Piqsels, Pixabay ISDiva, Wikimedia Commons Boca Tutor

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