[Vulgarisation] Une responsabilisation insuffisante des multinationales sur les droits fondamentaux au travail

 

par Emmanuelle Nègre et Marie-Anne Verdier
 

Dans un contexte propice à la mise en cause des entreprises multinationales en matière sociale et environnementale, celles-ci sont de plus en plus nombreuses à s’engager dans un processus de dialogue social au niveau international au travers de la signature d’Accords-Cadres Internationaux — désormais appelés ACIs. Ces accords sont négociés et signés entre des multinationales, c’est-à-dire des entreprises implantées dans plusieurs pays au travers de leurs filiales, et des Fédérations Syndicales Internationales — désormais nommées FSI, dont le rôle est de représenter les travailleurs d’un secteur d’activité donné au niveau international.


  • Nègre E., Verdier, M-A., 2021. « Communication externe sur les Accords-Cadres Internationaux : entre coopération, légitimité et nouvelles tensions sociales », Management International, vol. 25, n°1, p. 193-211.


L’application effective des accords en question

 

Partout où la multinationale est implantée, les ACIs visent plus précisément à garantir a minima le respect des droits fondamentaux au travail tels que définis par les conventions fondamentales de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) : non-recours au travail des enfants ou au travail forcé, interdiction des discriminations, liberté syndicale, etc. Certains vont plus loin et abordent des thématiques en lien avec les conditions d’emploi, comme pour Danone, ou la diversité chez Carrefour, ou de manière plus large la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE), par exemple dans le cas de PSA. En 2016, Planet Labor, service de veille sociale international, comptait près de 317 ACIs signés dans le monde par 170 groupes multinationaux.

 

Aujourd’hui, nombreux sont les groupes « français » s’engageant dans la mise en œuvre de tels outils — par exemple EDF, Société Générale, Total, etc. — et ce quel que soit le secteur d’activité : grande distribution, énergie, automobile, banque, etc. Si les apports de ces accords sont marginaux pour les salariés français dans la mesure où le droit du travail va plus loin que les principes évoqués au sein des conventions de l’OIT, les ACIs donnent une nouvelle perspective au dialogue social en créant une dynamique sur le plan international. Par rapport à d’autres outils de la RSE mis en place de manière unilatérale par l’entreprise, comme les chartes ou codes de bonne conduite, ces accords présentent la spécificité d’être le résultat d’une négociation entre le groupe et les représentants internationaux des travailleurs.

Cependant, l’application effective de ces accords pose question comme en témoigne la crise connue en 2017 par le groupe Inditex réunissant plusieurs marques telles que Zara et Massimo Dutti. « J’ai fabriqué l’article que vous vous apprêtez à acheter mais je n’ai pas été payé pour. S’il vous plaît, dites à Zara de nous payer », voici le message dissimulé dans des vêtements de la marque Zara par des ouvriers turcs de l’usine Bravo Tekstil, sous-traitant du groupe Inditex, après la fermeture inopinée et définitive de l’usine au sein de laquelle ils travaillaient. Cet événement survient alors qu’Inditex avait renouvelé le 11 juillet 2014 un ACI avec la FSI IndustriALL Global Union afin de « promouvoir le travail décent dans l’énorme chaîne d’approvisionnement du groupe » comme indiqué dans leur communiqué de presse commun.

De même, malgré l’ACI signé par le groupe Carrefour et l’UNI en 2001, le journal d’information britannique The Guardian a révélé en 2014 qu’une société d’élevage de crevettes vendues par l’enseigne Carrefour employait des esclaves birmans. Si Carrefour a décidé de ne plus faire appel à ce fournisseur, les audits préalables de la société n’avaient semble-t-il pas détecté de problème, signe des faiblesses existantes au niveau du contrôle de la mise en œuvre des accords. Plus largement, le rapport « Nouveaux fronts » publié en 2016 par la Confédération Syndicale Internationale révèle l’existence d’« une main-d’œuvre cachée » de 116 millions de personnes, précaires et sous-payées, au sein des chaines d’approvisionnement de 50 multinationales — Carrefour, Nestlé, Mc Donald, Samsung, Apple — dont 3 300 000 pour le seul groupe Carrefour.

Par ailleurs, la crise sanitaire liée à la COVID-19 présente des conséquences désastreuses pour les millions de travailleurs qui se trouvaient déjà dans une position de fragilité et de vulnérabilité. Selon une étude récente publiée par l’OIT, la crise vient compromettre le respect des droits fondamentaux au travail en raison du renforcement grave de la vulnérabilité socio-économique qu’elle engendre. Dans ce contexte, la question de l’engagement des entreprises multinationales à tout niveau de leur chaine d’approvisionnement pour favoriser la transparence, la sécurité des travailleurs, la négociation collective ou encore pour proposer une rémunération décente aux travailleurs, est cruciale.

Une discrétion promotionnelle étonnante

 

Les motivations sous-jacentes à la signature de ces accords restent toutefois relativement floues. Certaines études soulignent que la signature d’ACIs, au même titre que les démarches RSE unilatérales, peut résulter de la volonté des entreprises de bénéficier d’un effet communicationnel positif. D’autres apparaissent plus nuancées et stipulent que du fait du rôle actif joué par les syndicats internationaux, les ACIs ne peuvent pas être considérés comme de simples opérations d’image. Ils s’inscriraient davantage dans une démarche de construction d’une relation de coopération avec les syndicats.

 

Pour éclaircir le sujet, nous avons récemment mené une étude sur la communication externe émanant de six entreprises françaises signataires d’ACIs : Carrefour, Danone, EDF, PSA, Société Générale et Total. Au total, 59 entretiens semi-directifs ont été réalisés principalement auprès d’acteurs situés à la fois du côté des employeurs — service des relations sociales­ — et du côté syndical — FSI et syndicats nationaux — impliqués dans les ACIs signés par les entreprises étudiées. Ces entretiens ont été complétés par la collecte de données secondaires issues de documents externes ­: documents de référence, communiqués de presse, etc.

Nos résultats montrent qu’un des objectifs de la communication externe relative aux ACIs par les entreprises est d’afficher publiquement la logique de coopération qui les lie aux FSI. Cependant, ces accords s’avèrent relativement peu mis en avant au sein des communications des entreprises. Ceci est surprenant dans la mesure où les entreprises ne manquent habituellement pas de promouvoir leurs bonnes pratiques RSE pour se faire bien voir, quitte à avoir des discours en décalage avec leurs pratiques. Les entretiens réalisés nous permettent d’expliquer cette inhabituelle discrétion de la part des entreprises.

La majeure partie des répondants du côté des employeurs souligne leur crainte que l’accord ne soit perçu que comme une seule opération d’image : « Mais on ne veut pas s’en faire, enfin, on ne tient pas, en tout cas, à s’en faire un élément de promotion. Parce que vite fait vous passez à la pure communication et vous laissez l’essentiel derrière » — membre du management de Carrefour.

 

Au-delà de cette crainte, c’est surtout la visibilité accrue de l’accord induite par sa promotion qui inquiète car le moindre faux pas sur le plan sociétal peut s’avérer dommageable pour l’entreprise et conduire à une perte de légitimité. En effet, l’étude montre que, paradoxalement, si les entreprises sont prêtes à s’engager contractuellement avec les FSI, elles semblent moins promptes à s’engager implicitement auprès de l’ensemble des parties prenantes externes via leur communication publique.

 

Un élément d’explication réside dans le fait que les FSI n’ont pas toujours suffisamment de moyens pour contrôler l’application des accords alors que la communication pourrait pousser des organisations puissantes — comme Greenpeace ou Oxfam — à mettre en place des moyens visant à vérifier la réalité du terrain.

A ce sujet, un acteur du côté des employeurs de chez Total déclare : « Le risque n’est pas tant juridique, il est plutôt en termes d’image parce quelque part on peut se dire vous signez ce type d’accord, ça vous permet de faire votre communication, etc. mais c’est à double tranchant parce que si vous signez cet accord mais que vous ne respectez pas les engagements que vous prenez dedans, ça se retourne en boomerang contre vous ».

Autrement dit, « les mots engagent ». Les FSI n’hésitent d’ailleurs pas à faire pression sur les entreprises en utilisant les médias afin de faire entrer des directions réticentes en phase de négociation d’un accord ou d’accélérer la résolution d’un problème survenu dans une filiale.

Pourquoi ces accords sont-ils insuffisants ?

Les signatures d’ACIs ne sont malheureusement pas toujours suivies d’effets véritables. En effet, nombreuses sont les études qui évoquent les faiblesses associées aux ACIs et leur développement finalement assez limité au regard du nombre de multinationales. Ces critiques portent notamment sur l’insuffisance des moyens alloués par les entreprises au contrôle et au suivi des accords pouvant remettre en cause leur effectivité ; c’est notamment la perspective suivie par Isabelle Daugareilh, Directrice de recherche au CNRS. Ce problème est particulièrement important lorsque les FSI ne disposent pas de moyens financiers et humains suffisants pour s’assurer de la diffusion et de l’application des accords.

 

En outre, la sensibilité des points abordés dans les ACIs peut entrer en contradiction avec le droit en vigueur sur le plan national ou avec la culture des pays concernés : difficile d’appliquer des accords sur la liberté syndicale ou l’égalité homme/femme dans des pays qui ne reconnaissent pas ces droits. Dans ces cas-là, les entreprises préfèrent généralement appliquer de manière partielle les ACIs plutôt que de se tourner vers des partenaires en phase avec les valeurs portées par les accords.

 

Enfin, les syndicats nationaux peuvent porter un regard critique sur ces accords qui servent parfois de « boucliers » aux directions qui mettraient en avant les avancées sociales qu’ils contiennent, minimisant de fait la portée des arguments mobilisés par les syndicats nationaux dans le cadre de leurs revendications nationales.

Un membre syndical affirme ainsi dans la presse au sujet de l’accord PSA que : « penser qu’avec du papier, on va faire respecter les droits des travailleurs en Chine ou en Iran, c’est se payer de mots ». À cela, il ajoute : « Ne comptez pas sur nous pour redorer la vitrine de PSA alors que l’entreprise piétine quotidiennement en France les droits qu’elle prétend faire respecter dans les autres pays ».

Aussi, si les ACIs peuvent constituer un outil pour inciter les grands groupes à agir au niveau de leur chaîne d’approvisionnement, il semble que ces derniers ne soient, dans l’état actuel des choses, pas suffisants. Si la loi sur le devoir de vigilance donne espoir que le respect des droits humains figure au cœur ou du moins parmi les préoccupations des multinationales, un long chemin reste à parcourir pour une véritable prise en compte, dans les faits, de ces préoccupations.


  • Egels-Zandén N., 2009, « TNC motives for signing international framework agreements: A continuous bargaining model of stakeholder pressure », Journal of Business Ethics, vol. 84, n° 4.
  • Daugareilh, I., 2017, « Enjeux et limites du contrôle des ACI : L’exemple des entreprises françaises », dans I. Daugareilh (sous la direction de), La responsabilité sociale de l’entreprise, vecteur d’un droit de la mondialisation ?, Bruxelles, Bruylant, p. 55-77.

Illustration d’Adèle Huguet pour Mondes Sociaux : tous droits réservés Adèle Huguet. Pour découvrir ses dessins, https://adelehuguet.wordpress.com/

Crédits images en CC :  Flaticon Freepik, Roundicons, mynamepong, monkik

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