[AAA] Travail, syndicalisme et action collective en Afrique

À rebours d’une idée désormais répandue, le salariat et le syndicalisme en Afrique ne sont pas en voie de disparition. Malmenés par les programmes d’ajustement structurel des années 1980 et la dérégulation de leurs économies nationales, les salarié·es sont pourtant toujours plus nombreux (92 millions, soit environ 23 % de la population active selon l’Organisation Internationale du travail en 2021) et les syndicats qui les représentent encore actifs, comme en témoignent le nombre persistant de mobilisations sur les lieux de travail sur le continent (grèves, manifestations, sit-in, etc.). Le salariat – à la fois comme condition de subordination et de protection sociale – demeure toutefois minoritaire sur le continent africain, tributaire des secteurs et des histoires nationales. En effet, un actif sur deux en milieu urbain en Afrique serait à la tête de sa propre unité de production, tandis que le secteur dit informel emploierait en moyenne 70 % des actifs occupés selon les chiffres publiés par l’OIT en 2022. Il en est de même du syndicalisme qui, en tant qu’activité spécialisée de représentation des intérêts des travailleurs et travailleuses, est souvent numériquement faible, à l’exception de certains secteurs ou de certaines périodes historiques, même si là aussi les statistiques (fiables) se font rares. Dans ce contexte singulier, quelles formes prend le syndicalisme en Afrique ? De quelle manière peut-il éclairer les grandes questions contemporaines sur les contours de la défense, la représentation et l’action collective des travailleurs dans le monde ? Ce dossier vise à réunir des articles autour des trois axes suivants.

Axe 1 – Opter pour la forme « syndicat »

La naissance des syndicats en Afrique est liée à la colonisation. Importés par des centrales métropolitaines pour représenter les travailleurs européens installés sur le continent, les syndicats sont rapidement investis par les travailleurs africains, et ce d’autant plus facilement qu’ils s’appuient sur un tissu préexistant d’associations ou d’amicales. Les administrations coloniales ont progressivement ouvert le droit syndical aux « indigènes ». Par la suite, la diffusion de ces modalités d’organisation sur le continent a pris la forme d’« universités ouvrières » pilotées par les centrales occidentales, ou encore de « séminaires techniques » organisés par l’OIT. Ces origines « importées » invitent à questionner aujourd’hui les contours que prennent les organisations syndicales, la manière dont les travailleurs, les syndicalistes et leurs sympathisants choisissent ou non de créer un syndicat, et le sens qu’ils donnent à cette étiquette.

On s’intéressera aux raisons et aux processus qui font que certains acteurs décident de s’organiser pour représenter leurs intérêts, s’affirmant ou non comme « syndicat ». On observe par exemple qu’un certain nombre d’organisations catégorielles revendiquent leur affiliation à des syndicats tout en entretenant avec eux des relations ambiguës, comme dans le secteur du transport, des commerçants ou encore des domestiques. À l’inverse, d’autres travailleurs privilégient le statut d’associations, d’ONG ou de coopératives. L’existence de ces formes alternatives d’organisation est à lier aux contextes dans lesquels elles s’expriment, et où la pratique syndicale est parfois marquée par la répression, le clientélisme, une forte extraversion liée à l’ingénierie de l’aide internationale, ou encore par la perte d’attractivité des syndicats considérés par certains comme dépassés et inutiles.

Pourquoi, dès lors, des travailleur·ses choisissent-ils de créer un syndicat plutôt qu’une autre forme d’action collective ? Que signifie créer un syndicat dans des contextes où le secteur informel domine, et où d’autres formes d’organisations sociales sont promues par les États et les organisations internationales ? Comment les formes et les frontières légitimes du syndicalisme sont-elles définies, dans des contextes parfois autoritaires ? Quelles alliances avec d’autres organisations ce travail de définition permet-il ou interdit-il ? Dans un contexte de concurrence militante entre différentes formes possibles d’engagements (association d’entraide, groupement d’intérêt économique, association religieuse, ONG, etc.), comment les syndicats parviennent-ils à enrôler des travailleurs ? Le secteur informel constitue-t-il en ce sens aujourd’hui un nouveau bassin de recrutement ? L’existence de formes de représentation alternatives témoigne-t-elle d’un « temps mondial » d’informalisation ou de renouveau du syndicalisme ? Cette approche sera ainsi l’occasion de penser le secteur informel et l’échelon international de manière plus systématique que ne le fait la sociologie politique du syndicalisme.

Axe 2 – Se syndiquer, être syndicaliste

Le deuxième axe de réflexion porte sur le travail ordinaire de celles et ceux qui font vivre les syndicats. On s’intéressera ici tant aux pratiques, aux conditions matérielles d’exercice, qu’aux identités professionnelles qui portent la fonction de représentant syndical.

Alors que dans la plupart des pays d’implantation plus ancienne, le militantisme syndical connaît un vieillissement et une érosion générale, ces dimensions restent peu renseignées sur le continent. En France, les études montrent par exemple que les élus du personnel appartiennent à des catégories d’âge supérieur à quarante ans en moyenne, plutôt masculines et issues des classes populaires stabilisées. Les différentes réformes de la représentativité ont par ailleurs considérablement bureaucratisé le travail militant dans ses velléités de transformer les syndicalistes en « partenaires sociaux ».

Quel est le profil des syndicalistes en Afrique ? Et de quelles manières le travail syndical est-il incarné ? Comment s’organise-t-on sur son lieu de travail, défendre ses collègues et légitimer son rôle de représentant du personnel ? Comment faire vivre un syndicat et endosser la fonction de représentant syndical dans des contextes démunis en ressources financières et humaines et à l’autonomie d’action et de représentation parfois limitée par le pouvoir politique ? Qu’en est-il dans des contextes où les États sont sous régime d’aide internationale et où la masse de salariés pouvant cotiser est moins importante ? Cette question matérielle induit celle des conditions de l’engagement syndical et de son maintien. Dans des contextes où les postes de permanents sont rares, comment se caractérisent les formes de professionnalisation syndicale et les logiques de carrières militantes ? 

Dans ce même ordre d’idée, s’interroger sur le travail de représentation suppose de questionner les identités professionnelles autour desquelles les travailleurs et travailleuses se mobilisent. Les contextes africains, aussi divers soient-ils, ont pour point commun d’avoir connu une industrialisation relative en comparaison des contextes européens et nord-américains. La place de l’identité ouvrière, longtemps dominante dans la culture syndicale européenne, semble aujourd’hui quasi absente des discours syndicaux sur le continent africain. Quelles appartenances professionnelles sont mobilisées afin de favoriser l’adhésion syndicale et entretenir la représentation syndicale ? En quoi l’informalisation ou l’extraversion des économies africaines affectent-elles ces dynamiques ? Comment les catégories de « travailleur précaire », « travailleur informel », ou « travailleur migrant » sont-elles par exemple promues ou rejetées ? Plus généralement, au nom de quoi se mobilise-t-on ? Quelles visions du juste et de l’injuste les mobilisations de travailleurs véhiculent-elles ? Ces questions seront l’occasion de réinvestir la sociologie de l’engagement militant et de l’économie morale et politique à partir de l’objet « syndicat ».

Axe 3 – Les multiples espaces de la confrontation et de la régulation syndicale

Enfin, un troisième axe de réflexion porte sur les mobilisations et les répertoires d’action des organisations syndicales au sein des espaces de travail, mais aussi en dehors. À l’heure où la sociologie politique du syndicalisme s’interroge pêle-mêle sur l’affaiblissement de la représentativité syndicale, le renouveau de modes d’action protestataires et l’émergence de pratiques de négociation fragmentées et dépolitisées, le détour par les réalités syndicales du continent peut s’avérer heuristique. Les études africaines ont de longue date permis d’analyser les conditions de félicité des résistances et des contestations en dehors des espaces institués, ou ont, plus récemment, remis en cause le couple « mobilisation-protestation ». Quelles sont les formes de conflictualités du travail en Afrique ?

Il s’agira de s’interroger sur la conflictualité tant sur les lieux d’activité professionnelle que dans les espaces publics, tous deux fortement contrôlés conjointement par les classes dirigeantes patronales et politiques dans bien des contextes africains. Quels sont les déterminants du recours à tel ou tel mode d’action par les syndicats ? Certains travaux mentionnent les usages du droit dans le cadre des conflits du travail, là où d’autres insistent sur le recours à l’expertise et au plaidoyer, ou encore sur le registre religieux. La grève, le piquetage, l’occupation des bâtiments ou encore les manifestations de rue sont-ils pour autant relégués ? De manière plus générale, existe-t-il un répertoire d’action collective spécifique aux syndicats africains ?

Ces pratiques protestataires (ou leur absence) ne se déploient pas que dans la rue ou sur le lieu de travail. Elles interviennent aussi dans le cadre bien balisé des relations professionnelles, façonnées par l’impératif du « dialogue social ». Cette norme charrie avec elle des institutions et un ensemble de prescriptions relatives au rôle que doivent jouer les organisations syndicales et leurs représentants. Quelle place occupent les régimes juridiques dans le façonnage de ce travail militant et de représentation ? Dans les contextes africains, elle est promue par l’OIT dans le cadre de la marche vers le « travail décent ». Cependant, encore très peu de travaux ont interrogé le fonctionnement pratique de modes de régulation et la place qu’y tiennent les organisations syndicales. Des propositions cherchant également à penser ce qui se joue en dehors de ces arènes officielles de protestation ou de négociation sont les bienvenues. De tels détours sont en effet importants pour saisir le rôle d’acteurs parfois inattendus ( acteurs religieux entre autres) ou encore comprendre comment, au-delà d’être des entrepreneurs de mobilisation, les organisations syndicales peuvent aussi être des relais des gouvernements.

Coordination du numéro

  • Emmanuelle Bouilly (Université de Lille, CERAPS),
  • Sidy Cissokho (Université de Lille, Clersé),
  • Maxime Quijoux (LISE, CNAM)

Modalités de soumission

Merci d’adresser les propositions d’article (format Word ou Odt) exclusivement à : nrtravail@gmail.com

au plus tard le 1er septembre 2024

  • Les propositions d’articles ne doivent pas dépasser les 45 000 signes (espaces et bibliographie compris), les métadonnées (noms, résumés et mots clés en français et anglais) figurant dans un fichier à part.
  • Règles de mise en page indiquées sur https://journals.openedition.org/nrt/531 

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