[AAA] Innovation et travail
Coordination scientifique du corpus
- Samir Bedreddine
- Jérôme Cihuelo
Argumentaire
Les sciences de gestion se sont très tôt intéressées à l’innovation dans ses formes et ses processus, essentiellement dans une perspective prescriptrice. Elles cherchent de manière convergente à modéliser l’innovation à travers la définition de principes organisationnels et de méthodes de conception considérés comme efficients. Cette orientation normative des travaux menés dans le champ de la gestion conduit à négliger les effets des dispositifs dédiés à l’innovation sur les salariés et sur leur travail. Il s’agit ici de se demander comment l’innovation – non pensée comme une variable de performance, mais saisie dans ses visées managériales – se voit différemment investie dans les organisations et participe d’une redéfinition des conditions d’activité. Elle est présentée par les directions d’entreprises et d’institutions publiques comme un impératif et une nécessité s’imposant de l’extérieur. Elle donne lieu au sein des entreprises à l’introduction de dispositifs mettant en avant ces dernières années l’absence de présence et de régulation hiérarchiques. Or, les fins poursuivies en font des dispositifs de management de l’innovation.
Depuis les années 2010, on assiste à une multiplication des lieux dédiés à l’innovation, s’équipant de différents dispositifs et utilisant des méthodes de conception empruntant au monde du design – le design thinking en constituant une figure emblématique. Bien que ces dispositifs soient orientés de manière privilégiée vers les cadres, l’ambition affichée apparaît bien plus large. En effet, les discours et la communication officielle autour de l’innovation s’adressent à l’intégralité des salariés, notamment parce que ces campagnes de sensibilisation et d’enrôlement revendiquent des dimensions inclusive et participative. L’innovation n’est ainsi plus convoquée pour ses perspectives productives, mais devient un mot d’ordre censé irriguer l’intégralité des organisations.
Ce corpus de la NRT se propose ici d’explorer et de questionner cet appel général(isé) des organisations à l’innovation. La traduction gestionnaire de cette injonction (pressante) à l’innovation demande de s’intéresser à des formes de rationalisation privilégiant l’accélération et à ses effets produits sur le travail. La diffusion significative de dispositifs dédiés à l’innovation dans de multiples structures interroge parallèlement l’étendue des formes de réappropriation (contournement, détournement, retournement…) dont ils sont l’objet. L’incarnation de cette injonction implique également d’appréhender le rôle joué par les promoteurs de ces dispositifs à travers les processus de production et de légitimation à l’œuvre et, dans le même temps, la conflictualité induite par les différentes formes de captation et de rivalité. Ainsi, le corpus s’attachera à interroger l’appel à l’innovation – saisi dans ses discours et dans ses dispositifs – sous un triple questionnement : a) comment et jusqu’où participe-t-il d’une recomposition du travail et d’une transformation des organisations ? (ce que l’innovation fait au travail) ; b) comment les salariés accueillent-ils, s’approprient-ils ou résistent-ils à cette injonction outillée à innover ? (ce que les salariés font à l’innovation) ; c) de quelle manière la mise en mot et en dispositif de cet appel à l’innovation révèle-t-elle des conflits et des luttes de pouvoir ? (ce que l’innovation légitime et conflictualise).
Dans la perspective d’éclairer les enjeux soulevés par l’usage managérial de l’innovation, le corpus s’intéressera plus particulièrement aux acteurs directement impliqués – concepteurs, animateurs et participants – dans les dispositifs dédiés à l’innovation (incubateur, lab, atelier de créativité, accélérateur de projet…) et mis en place dans les organisations (entreprises et institutions publiques, y compris les universités). De plus, l’entrée notamment par les discours et les mots de l’innovation conduit dans le cadre de cet appel à retenir une approche nominaliste. Ainsi, toute activité individuelle et collective appelée innovation dans une organisation pourra servir à exemplifier le phénomène social actuel de l’innovation.
Les articles proposés dans le cadre de ce numéro pourront s’inscrire dans une ou plusieurs des perspectives suivantes :
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L’innovation à travers ses dispositifs : mobilisation des salariés et cadrage de l’activité
Les promesses portées et les formes de rationalisation privilégiées par les dispositifs dédiés à l’innovation interrogent sur ce qu’elles font durablement au travail et aux organisations.
La diffusion au sein des organisations de ces dispositifs (incubateur, accélérateur, espace de créativité, ateliers collaboratifs…) interroge à double titre sur les effets produits sur l’activité de travail. D’une part, les méthodes introduites et les formes d’engagement valorisées demandent d’apprécier la nature et la profondeur des évolutions dans les pratiques professionnelles. Il s’agira ici d’analyser ce qu’elles font au travail, à la fois dans les espaces dédiés à l’innovation et dans les environnements quotidiens de travail. D’autre part, les dispositifs dédiés à l’innovation répondent à un régime temporel privilégiant la réversibilité des activités dans des horizons temporels rapprochés. Ils participent d’une recherche de compression et de flexibilisation des temps. Cette organisation temporelle du travail sur l’innovation questionne sur la manière dont elle oriente et façonne l’activité des salariés.
Par-delà la promesse d’une innovation permanente, l’efficience revendiquée des méthodes de créativité, intrinsèquement liées à ces dispositifs, interroge dans le même temps leur portée effective et leur traduction concrète. Quelle est la nature des productions réalisées ? Dans le meilleur des cas, à quel type d’innovation aboutissent-elles et avec quelles temporalités ? Jusqu’où ces innovations parviennent-elles à se diffuser et avec quels effets sur les activités ? De quelle manière les organisations s’en saisissent-elles et en portent-elles la trace ?
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L’innovation à travers ses contributeurs : coûts de la participation et réappropriation
L’engagement attendu dans les dispositifs et les espaces dédiés à l’innovation interroge, du point de vue des contributeurs, la teneur de l’implication demandée et le coût de la participation. En contrepoint de l’implication recherchée par les organisateurs et les promoteurs de ces dispositifs, l’analyse des dynamiques de participation conduit également à porter la réflexion sur les modes de réinvestissement. Elle demande à s’intéresser aux différentes stratégies de contournement et de détournement mises en œuvre par les salariés mobilisés. Elle amène aussi à se questionner sur les formes de réappropriation sous l’angle des profits symboliques pouvant être retirés par les participants.
Subséquemment, ce sont les dispositions des agents qui participent et s’investissent dans ces dispositifs d’innovation qui pourront être explicitées dans cet axe de l’appel. Les effets de socialisation pourront également être abordés afin de montrer comment certaines de ces dispositions permettent à des agents d’alimenter la fonction de repérage salarial que constituent les différents ateliers, formations ou groupes de projet dédiés à l’innovation.
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L’innovation à travers ses promoteurs : légitimation et confrontation
L’analyse des ressorts de la mobilisation recherchée par ces dispositifs demande également de porter une attention aux acteurs quant à leur organisation, à leur trajectoire et à leur promotion. Elle conduit ici à interroger la dimension politique de l’innovation sous le prisme de sa légitimation et de ses confrontations.
Il s’agit de s’intéresser au profil et aux trajectoires socio-professionnelles des organisateurs et des animateurs de ces dispositifs, notamment en rendant compte de la manière dont ils contribuent à favoriser l’implication recherchée. Quels types de dispositions et de modes d’engagement encouragent-ils et valorisent-ils ? Quels sont les techniques utilisées, les postures retenues et les discours produits pour susciter l’engagement recherché et parvenir à l’intériorisation de conceptions souvent associées à l’univers des start-up ? Comment parviennent-ils à légitimer les dispositifs et à se légitimer dans un rôle reconnu d’animateur ?
Au-delà de la vision d’apparence consensuelle de l’innovation, cette dernière requiert d’être saisie dans la conflictualité entourant ses dispositifs. À l’échelle d’entités d’organisations (directions R&D, de l’innovation, financière, opérationnelle…), l’analyse pourra se porter sur les rapports de force intervenant dans les conditions de production, de captation ou de contestation des dispositifs en jeu. D’une autre manière et à la hauteur de groupes d’acteurs plus ou moins constitués, elle pourra rendre compte des luttes autour de la définition de l’innovation et de territoires professionnels visant à l’accaparer.
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L’innovation à travers ses scènes : circulation et articulation des lieux d’activité
La multiplication des dispositifs dédiés demande de s’intéresser aux circulations et aux articulations entre les différents lieux de l’activité. Dès lors, comment ces dispositifs prennent-ils place dans l’activité globale de leurs participants alors que leur articulation avec le reste de l’organisation apparaît souvent comme impensée ? Dans quelle mesure l’autonomie spatio-temporelle de ces dispositifs peut-elle venir alimenter des conflits de temporalité et/ou de rationalité avec des modes d’organisation durablement installés (gestion par processus et par projet) ? Jusqu’où et à quel prix les salariés parviennent-ils à relier les différents lieux et temps de leur activité ?
La circulation (répétée) entre les espaces dédiés à l’innovation et les environnements quotidiens de travail place les salariés à la frontière d’univers organisationnels aux modes de fonctionnement spécifiques, sinon éloignés. Cette situation de double insertion interroge sur la réceptivité et l’appui trouvés dans l’environnement quotidien de travail (hiérarchie de proximité et collègues de travail). Comment les salariés parviennent-ils à se légitimer et à faire reconnaître leur investissement sur plusieurs scènes de travail ? La place occupée et les relations de travail dans le collectif de travail se trouvent-elles dans le même temps modifiées ? Assiste-t-on à l’installation de clivages et de rapports de rivalité entre salariés ?
Les articles attendus mobiliseront des recherches fondées sur des analyses empiriques et critiques de dispositifs dédiés à l’innovation au sein d’entreprises ou d’organisations publiques ou privées. Cet appel s’adresse autant aux chercheurs en sciences sociales et humaines (sciences de gestion, sociologie, anthropologie, économie, histoire, philosophie, psychologie…) qu’aux praticiens en général.
Modalités de soumission et calendrier
Les propositions d’articles ne doivent pas dépasser les 45 000 signes (espaces et bibliographie compris), les métadonnées (noms, résumés et mots clés en français et anglais) figurant dans un fichier à part.
Elles doivent être adressées, en format Word ou odt, avant le 10 juin 2022 à nrtravail@gmail.com (exclusivement) en suivant les modalités et les normes de présentation précisées à la rubrique « Soumission et évaluation » du site de La NRT.
Le numéro 22 paraîtra au printemps 2023
Modalités de sélection
Les articles, anonymisés par les auteur·es ou rendus anonymes par le secrétariat de rédaction, sont distribués par le comité de rédaction (via le secrétaire de rédaction) à deux experts internes au comité de rédaction et à un expert extérieur (appartenant au comité de lecture ou spécialiste extérieur). Les trois évaluateurs rendent un rapport écrit (et anonyme) avec une conclusion claire sur le caractère publiable ou non de l’article. Ces rapports sont débattus en comité de rédaction pour préparer la synthèse adressée à l’auteur (toujours de façon anonyme), avec les recommandations d’amélioration de l’article dans une nouvelle version si celui-ci n’a pas été refusé.
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