[Vulgarisation] La logistique face aux impulsions numériques

 

par Mathieu Hocquelet
 

 

Interface entre l’industrie et les services, le secteur de la logistique fait face à la diffusion d’outils numériques dans ses entrepôts (logiciels de gestion des entrepôts, commandes vocales, exosquelettes de manutention, transstockeurs de palettes…), mais aussi au développement du e-commerce qui préfigure une transformation profonde de la logistique. Ces impulsions numériques notamment relayées par les grands groupes du commerce servent de point d’appui à la reconfiguration des activités (canaux de distribution, production, GRH) en vue d’obtenir un avantage compétitif. Si cette poussée peut fortement transformer le travail, l’emploi et la formation à court terme, les modes de gestion de la main-d’œuvre dans les entrepôts et plateformes logistiques (EPL) résistent encore à cette révolution numérique annoncée du secteur.

 


  • Hocquelet M., 2021 « Dynamiques numériques, gestion de la main-d’œuvre et transformations du travail dans les entrepôts et plateformes de la logistique », Céreq Etudes, n°34.


Une industrie de main-d’œuvre ouvrière « en manque de candidats » 

 

La logistique compte plus de 800 000 salariés, dont près de 700 000 ouvriers, soit 13 % des ouvriers français. Ces EPL ont de forts besoins en main-d’œuvre ouvrière, principalement dans les métiers de manutention et de préparation de commandes. Dans les entrepôts, 80% des salariés sont des hommes et plus des trois quarts des effectifs ont un CAP. L’âge médian des ouvriers de la manutention est de 37 ans et près de 40% de ces salariés ont moins d’un an d’ancienneté dans leur entreprise.

 

En 2018, les moins de 30 ans constituent la moitié des embauches dans ces métiers. La logistique constitue en effet une industrie de main-d’œuvre où la gestion des effectifs se fait au plus juste, avec un recours important mais variable à l’intérim : un quart des personnes travaillant dans un EPL est en CDD ou en intérim, avec notamment 26 % d’intérimaires chez les prestataires logistiques contre 15 % pour les entrepôts exploités pour compte propre. Au total, entre 100 000 et 150 000 intérimaires sont employés pour des opérations logistiques, soit près d’un quart de l’ensemble des emplois intérimaires de l’économie, tous secteurs d’activité confondus.


  • Observatoire Prospectif des métiers et des qualifications dans les Transports et la Logistique (OPTL), 2021, Rapport 2020, Commission Paritaire Nationale de l’Emploi et de la Formation Professionnelle dans les transports routiers et les activités auxiliaires du transport (CPNEFP), 85 p.
  • Wemelbeke G., 2018, « Que représente la logistique dans l’emploi en France ? », CGDD/SDeS, Datalab Essentiel, 4 p.

Les employeurs et agences d’intérim du secteur expriment leurs peines à recruter et à fidéliser leur main d’œuvre dans les métiers de l’entreposage et de la manutention, où se conjuguent des conditions de travail difficiles et une précarité d’emploi. D’après ces recruteurs, les faibles niveaux de rémunération, les perspectives de carrière très limitées et la sinistralité importante (avec une fréquence et une gravité des accidents plus élevées que la moyenne) du secteur constituent des freins pour les candidats. Ces derniers doivent par ailleurs composer avec la nécessité d’obtenir un ou plusieurs Certificats d’aptitude à la conduite en sécurité – CACES – leur permettant de se servir de transpalettes à conducteur ou de charriots élévateurs, pour ensuite aller travailler dans des lieux bien souvent éloignés en périphérie et peu desservis par les transports en commun.

D’une automatisation encore peu répandue à une profonde impulsion numérique portée par le e-commerce

 

Le secteur se caractérise par de faibles marges et une compétition autour des coûts, conduisant à un rapport prudent à l’adoption de technologies. Les entreprises de la logistique, dépendantes des exigences de leurs clients comme de leurs fournisseurs et soumises à une forte concurrence, doivent gérer des contraintes fortes en termes de délais, de flexibilité, de diversité des marchandises et de cycles d’activité. La structure capitalistique des 4 500 EPL de plus de 5 000 m² que compte la France souligne le poids important de dix grands groupes spécialisés dans le commerce ainsi que dans le transport et l’entreposage, deux activités dans lesquelles s’inscrivent plus de la moitié des EPL.

 

Alors que près de neuf EPL sur dix appartiennent à de petits groupes exploitant un ou deux entrepôts, ces dix groupes exploitent chacun plus de 30 entrepôts et constituent l’un des principaux vecteurs de mutations technologiques dans le secteur. Dans ce paysage, la numérisation des activités logistiques, largement associée au recours à l’automatisation, demeure l’exception : en 2016, seulement 5 % des EPL réalisent au moins une opération logistique à partir d’un système entièrement automatisé, plus du tiers (37%) s’appuient sur une mécanisation d’opérations logistiques sous le contrôle d’un opérateur alors que le travail est encore exclusivement manuel et assisté d’outils logistiques simples dans six entrepôts sur dix (61 %).


  • Wemelbeke G., 2019, « L’activité des entrepôts et des plateformes logistiques en 2016 : une automatisation encore émergente », CGDD/SDeS, Datalab Essentiel, 4 p.


Quels sont dès lors les motivations et les freins majeurs à l’introduction de nouvelles technologies dans les entrepôts ? Parmi les principaux facteurs favorables figurent la volonté de réduire les coûts de manutention par l’automatisation de la production, les tensions sur le marché du travail, l’augmentation des coûts fonciers ou encore l’augmentation de la vitesse de rotation des marchandises. à l’inverse, et au-delà du coût des équipements qui constitue un obstacle pour les PME, l’imprévisibilité de l’activité, les dynamiques de délocalisation ou encore l’inertie et l’état d’avancée des innovations technologiques représentent des facteurs freinant l’équipement.

Le e-commerce (9 % des ventes du commerce de détail en 2018 contre 5 % en 2011 selon la Fédération du e-commerce et de la vente à distance – Fevad -) et plus largement le commerce qui représente 48 % des surfaces totales des EPL, sont les principaux conducteurs d’expérimentations. Ils se caractérisent par l’exploitation de plusieurs grands EPL où les salariés sont plus nombreux et la durée de stockage est plus faible. De petits colis combinés à une plus grande fréquence des commandes, encouragés par le développement de la livraison à domicile, sont des éléments qui se prêtent davantage à l’automatisation des process.

 

Ainsi, au-delà d’une numérisation proprement dite, le secteur de la logistique connaît une impulsion numérique portée par le développement de canaux de distribution impliquant une transformation profonde du secteur. L’arrivée récente de nouveaux acteurs internationaux et nationaux du e-commerce joue un rôle majeur dans cette recomposition des chaînes de valeur du secteur : process, équipement, essor de la logistique du dernier kilomètre et de la logistique des retours. Certains acteurs du secteur estiment qu’à l’échelle de la zone Euro, d’ici dix ans, plus d’un million et demi d’emplois directs dans la logistique pourraient être remplacés par des robots.

 

Alors que les coûts de manutention pourraient connaître une baisse de 20 à 40% avec l’automatisation, les emplois aux tâches les plus répétitives et physiques dont ceux de manutentionnaires et magasiniers, largement majoritaires dans les EPL, seraient les plus touchés. Les reconfigurations du système productif liées à la révolution e-logistique en cours sont en outre porteuses de transformations plus larges du tissu industriel et des relations professionnelles (développement de la sous-traitance et du travail indépendant, déclin des entreprises syndiquées, racialisation de la main-d’œuvre) dans le secteur.


  • Mamessier A., Castay V., 2020,  dossier « métiers en mouvement : transport et logistique », Avenirs Professionnels, n°2, pp. 22-48.
  • Alimahomed-Wilson J., « La révolution de la e-logistique: e-commerce, travail et retransformation de la chaîne d’approvisionnement de la Californie du Sud. » , Travail et Emploi, à paraître (2021).

Une gestion de l’emploi et des compétences entre difficultés de longue date et avenir incertain

Pouvoirs publics et acteurs du secteur tentent aujourd’hui d’anticiper ces transformations tout en essayant de répondre aux difficultés exprimées depuis plusieurs années par les employeurs en matière de gestion des emplois et des compétences. Prenant la forme d’ateliers régionaux rassemblant acteurs publics territoriaux, intermédiaires du marché du travail et employeurs, d’une gestion prévisionnelle des emplois et compétences territoriale (GPECT), ou encore d’une présence plus fréquente d’un responsable RH au sein des entrepôts, ces initiatives ont pour but d’attirer, de former et de stabiliser la main-d’œuvre : un objectif ambitieux dans ce secteur hautement concurrentiel.

 

Les mutations numériques dans la logistique identifiées dans le cadre des GPECT se situent au croisement de la dématérialisation, de la mise en réseau des activités, de l’accélération du rythme de la production par la mécanisation et la robotisation, de l’amélioration de sa qualité et de sa fluidification. Les effets induits de cette impulsion numérique sur les compétences restent principalement le fait de certains métiers jouant un rôle clé dans la numérisation et l’automatisation des process (cadres et techniciens d’exploitation). Face aux incertitudes liées à la l’impulsion numérique en cours, le repérage d’activités communes aux métiers de l’entreposage et de la manutention ouvre la perspective d’une sécurisation des parcours par une polyvalence accrue au sein des entrepôts, alors que les plateformes de mobilité professionnelle expérimentées sont destinées à sécuriser et faciliter la mobilité et les réorientations professionnelles.

 

Si les GPECT soulignent que la compétence première attendue des ouvriers de la logistique est l’adaptation à un environnement numérique et dématérialisé, les échanges avec les acteurs du secteur soulignent davantage l’importance des savoir-être dans une acception large. Ainsi, il s’agit d’attirer rapidement des populations jeunes, peu diplômées et facilement adaptables, dans un contexte où les collectivités locales injectent des moyens pour accompagner les initiatives de la branche. Malgré une diversification des méthodes de recrutement, les employeurs sont nombreux à évoquer des lacunes en matière de savoir-être, renvoyant au manque de ponctualité (retards et absences injustifiées), au non-respect des consignes de sécurité mais aussi aux difficultés en français et mathématiques.

Cet usage polysémique de la notion de savoir-être dissimule en partie des difficultés concrètes d’accès au lieu de travail. Les EPL, souvent situés en périphérie des villes, peu et mal desservis par les transports en commun aux heures d’arrivée et de départ du lieu de travail, rendent souvent indispensable la détention d’un permis de conduire et d’une voiture. La nécessité d’apporter des aides au passage du permis de conduire afin de faciliter une insertion plus rapide des jeunes figure souvent comme l’une des premières actions à mettre en place.

L’impulsion numérique actuelle induit un mouvement inexorable de transformation de la logistique. Afin de parvenir à une montée en compétences de la main d’œuvre plutôt qu’à son adaptation étroite aux process de production, des efforts restent à faire en matière de formation, particulièrement face à l’influence exercée par de grandes entreprises du commerce aux stratégies combinant prix bas et réduction des délais de livraison, dont l’activité s’inscrit dans des chaînes de valeur internationales.

L’actualité liée à la pandémie de Covid-19 a mis en avant le secteur, des EPL à la logistique du dernier kilomètre, et ses travailleurs ont été qualifiés d’essentiels par les pouvoirs publics. Cette crise sanitaire et la crise économique subséquente rappellent leur exposition et interrogent ainsi la faible prise en compte de la santé et la sécurité de la main d’œuvre (critères absents du classement de référence en matière d’efficacité logistique publié par la Banque mondiale). Ces questions s’inscrivent pourtant, elles aussi, entre des difficultés de longue date (fréquence des accidents du travail et des maladies professionnelles, durée des arrêts suite à un accident du travail et indice de gravité plus élevés que la moyenne) et un avenir incertain (avec des technologies susceptibles de poursuivre une simplification du travail, synonyme d’une répétitivité, d’une intensité et d’une pénibilité accrue). Pour être crédible, la problématique de la gestion des compétences au sein des EPL semble avant tout devoir passer par des garanties en la matière.


  • Benvegnù, C., Gaborieau D., Rivoal H., Tranchant L., 2020, « Les enjeux sanitaires de la pandémie dans le secteur logistique », Revue des conditions de travail, ANACT, n°10, p. 54-60.


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